Ce n’est pas seulement parce qu’il concerne le cinéma québécois que le gala des Jutra est de loin l’événement du genre que je préfère. C’est surtout parce que, contrairement à la plupart des autres, il récompense la qualité, stricto sensu, sans racoler les téléspectateurs avec des prix du public et autres compromis populaires.

Cette année plus que jamais, la liste des finalistes aux Jutra témoigne de cette préoccupation de célébrer l’excellence. C’est ainsi que des films très peu vus, Curling de Denis Côté et Les signes vitaux de Sophie Deraspe, concourent pour le Jutra du meilleur film, aux côtés de 10 1/2 de Podz, Les amours imaginaires de Xavier Dolan (pas exactement des succès populaires) et Incendies de Denis Villeneuve, qui contre toute attente a dépassé les 3 millions de dollars au box-office.

Depuis deux ans, après quelques couacs fortement médiatisés dans le mode de sélection des finalistes, les dirigeants des Jutra ont décidé de faire appel à des jurys de pairs. On les en félicite. Les artistes se plaignent souvent de l’intransigeance de la critique. Mais ils savent très bien qu’il n’y a pas moins indulgent envers la médiocrité artistique qu’un artiste lui-même.

Comme c’est le cas chaque fois qu’une académie quelconque annonce les finalistes de ses remises de prix, les distributeurs de films du Québec, grands et petits, se sont félicités cette semaine d’obtenir qui 5, qui 32 nominations aux Jutra. Ils ont aussitôt relayé la bonne nouvelle aux médias. C’est de bonne guerre, diront les publicitaires.

Les distributeurs exercent une influence sans cesse croissante sur le cinéma québécois. Un exemple parmi tant d’autres: le plus important distributeur québécois, Alliance Vivafilm, a fait devancer de six mois la sortie de L’appât d’Yves Simoneau. Le distributeur a investi près d’un million de dollars dans la promotion de cette comédie policière, exigeant en contrepartie que le film soit bouclé dans un temps record afin d’être en salles pendant la période des Fêtes.

Je ne sais pas si Yves Simoneau aurait profité de quelques mois supplémentaires pour proposer une œuvre plus aboutie (le matériau de base m’a semblé assez peu convaincant). Ce que je constate, c’est que la stratégie du distributeur, cette fois-ci, a échoué. «You win some, you lose some», comme on dit à Hollywood.

Pourquoi L’appât, un film populaire de 5,6 millions mettant en vedette des humoristes bien connus, n’en a pas rapporté le tiers aux guichets? Il n’y a pas de grand mystère. Le scénario de L’appât est plus mince que la taille de Rachid Badouri et aussi subtil que le personnage incarné par Guy A. Lepage. On ne cherchera pas trop longtemps les raisons des insuccès d’une comédie qui ne fait pas rire.

On dit qu’il faut apprendre de ses erreurs. C’est pourquoi j’ai sursauté, il y a une quinzaine, lorsque j’ai lu, sous la plume de ma collègue Nathaëlle Morissette, qu’Alliance Vivafilm avait décidé de distribuer moins de films québécois, en ciblant ceux qui sont les plus susceptibles d’avoir du succès auprès du grand public.

J’ai trouvé pour le moins paradoxal cette semaine que le plus influent distributeur de films du Québec s’enorgueillisse du succès de «ses» films aux Jutra, alors qu’il vient de déclarer qu’il se consacrera désormais à un cinéma plus commercial. L’appât et Filière 13, distribués par Vivafilm, n’ont pourtant pas fait le plein de nominations aux Jutra...

Au-delà de ce paradoxe demeure une réelle inquiétude. Qu’un joueur de l’importance d’Alliance Vivafilm veuille moins distribuer de films québécois, et en particulier des films d’auteur, n’est pas anodin. Cela aura forcément un impact, d’une manière ou d’une autre, sur notre cinéma.

J’en ai discuté jeudi avec le président de Vivafilm, Patrick Roy, qui dit avoir «perdu de l’argent» avec plusieurs films québécois en 2010. «Pour moi, un film porteur n’est pas nécessairement un film d’auteur, dit-il. On doit réfléchir pour qui et pourquoi on fait des films, et comment on peut rejoindre un public. Le marché est en baisse. On a décidé de moins s’éparpiller. D’investir davantage dans moins de projets. On ne distribuera plus 15 films québécois par année.»

Le cinéma québécois a beau être une industrie, ce qui fait sa richesse, ce sont ses films signifiants. Les bons films, pour le dire simplement. Les petites perles comme Curling et Les signes vitaux. Qu’il soit populaire ou pas, qu’il ait ou non une vision d’auteur, un bon film reste un bon film (et un mauvais film, un mauvais film). Peu importe combien il a coûté à produire et combien on a investi dans sa campagne de promotion. Le «grand public» – expression condescendante s’il en est – n’est pas dupe des artifices utilisés par les publicitaires pour tenter de masquer le fait qu’un film est raté.

Que l’on me comprenne bien: je ne suis pas contre le fameux argument de l’«équilibre» entre films commerciaux et films d’auteurs, utilisé par l’industrie québécoise pour se dédouaner de nous servir trop de navets (2010 fut un grand cru à ce chapitre). Il y a pourtant un concept tout simple qui importe davantage que cet «équilibre». On l’appelle la qualité.

Le public, le grand comme le petit, en raffole, bien davantage que toutes les recettes et vedettes populaires du Québec réunies. Quand l’industrie, les distributeurs, producteurs, scénaristes comme réalisateurs, l’auront réellement compris, le cinéma québécois ne s’en portera que mieux.