Il y a d\'abord cette image glaçante d\'un menuisier qui cloue les planches d\'un cercueil. Puis le corps arrive sur une civière, enfoui dans une housse noire. Une femme tire sur la fermeture éclair de la housse, laissant apparaître un visage de cire. Je connais ce visage, mais vu sous le gros plan déformant de la mort alors qu\'une embaumeuse applique une couche de rouge sur ses lèvres, je ne sais vraiment plus de qui il s\'agit.

Il y a d\'abord cette image glaçante d\'un menuisier qui cloue les planches d\'un cercueil. Puis le corps arrive sur une civière, enfoui dans une housse noire. Une femme tire sur la fermeture éclair de la housse, laissant apparaître un visage de cire. Je connais ce visage, mais vu sous le gros plan déformant de la mort alors qu\'une embaumeuse applique une couche de rouge sur ses lèvres, je ne sais vraiment plus de qui il s\'agit.

Maintenant, la femme et l\'embaumeuse discutent de ce pli disgracieux dans le visage du mort et de la façon de le corriger. Ainsi commence l\'émouvant documentaire de Francine Pelletier qui sera présenté demain dans le cadre du FIFA, sur le cinéaste, photographe et écrivain anglo-montréalais Gordon Sheppard, mort le 16 février 2006 après un courageux combat contre le cancer.

J\'écris cette dernière phrase, volée aux clichés des chronologiques nécrologiques, avec une pointe d\'ironie. C\'est en effet la première chose contre laquelle Gordon Sheppard s\'insurge dans le film lorsqu\'on le revoit vivant. «J\'haïs le cancer et cette idée du courageux combat! s\'écrie-t-il. C\'est tellement banal. Je ne veux pas mourir comme ça.»

Gordon Sheppard voulait mourir autrement. Il voulait que sa mort soit une oeuvre d\'art. Il voulait mourir en beauté. Il a ainsi encouragé Francine Pelletier à le filmer pendant l\'ultime année de sa vie, dans les derniers retranchements de son intimité, au plus creux de la maladie pourrie contre laquelle il s\'est battu âprement pendant neuf ans.

Ce n\'est pas le premier film du genre. Déjà, en 1980, Wim Wenders avait coréalisé avec le grand cinéaste Nicholas Ray un documentaire sur la mort éminente de ce dernier. Plus près de chez nous, en 2005, Jocelyne Légaré, la compagne du peintre Guido Molinari, nous a livré La dernière conversation, en partie filmé sur le lit de mort du peintre. La différence entre Molinari, Nicholas Ray et Gordon Sheppard, c\'est que les deux premiers étaient des artistes établis et reconnus. Gordon Sheppard, le fils du président d\'IBM Canada, a rêvé à la gloire toute sa vie, goûtant brièvement à la notoriété au début des années 60 avec un documentaire sur Hugh Hefner, puis en 1975 en réalisant, pour la Warner Bros, Eliza\'s Horoscope, le premier film de Tommy Lee Jones. Après quoi, à son grand désespoir, Gordon Sheppard a disparu dans la brume d\'un anonymat dont il n\'est jamais sorti, même à la publication de Ha!, sa brique de 800 pages sur le suicide d\'Hubert Aquin.

Espérait-il que le film de Francine Pelletier rétablisse les faits et nous montre le grand génie méconnu qu\'il était? Peu importe, car l\'essence de ce film sensible et poignant, ce n\'est pas le talent ignoré de cet homme. C\'est l\'ouverture, l\'intelligence, l\'humour et la générosité qu\'il déploie à la face de la mort. La démarche aurait pu être teintée d\'exhibitionnisme. Elle ne l\'est pas une seconde. La candeur et la lucidité de Gordon Sheppard y sont pour beaucoup.

Sans jamais se plaindre, il relate les effets et conséquences du cancer de la prostate, évoque son rapport conflictuel avec sa mère dont la mort a déclenché chez lui une sorte d\'impuissance qui, croit-il, a mené à son cancer. On le voit rire, enterré vivant sous la montagne de flacons vides de médicaments qu\'il a ingérés pendant neuf ans. Puis, il redevient sérieux après la réflexion insensible d\'un interne sur sa mort éminente. Il s\'adresse alors à la caméra pour insister sur l\'absolue nécessité de se responsabiliser face à la maladie plutôt que de laisser le système de santé s\'en charger à notre place. Cet homme souriant et calme, qui ne cesse de s\'interroger sur l\'existence, qui refuse de s\'apitoyer sur lui-même, qui rejette l\'idée du suicide et résiste avec la dernière énergie à la mort, est exemplaire. Avec lui, mourir dans la dignité reprend tout son sens et toute son humanité.

Gordon Sheppard ou c\'est quoi la vie? est présenté à 16h, demain, au Musée d\'art contemporain.