C'était une plaisanterie douteuse. Une blague de très mauvais goût, odieuse, grotesque. Aujourd'hui, Lars von Trier fait les frais de son humour cynique et de son mépris pour les questions - parfois niaises, il faut l'admettre - des journalistes.

Renvoyé chez lui comme une brebis galeuse. Déclaré persona non grata par le Festival de Cannes, qui a fait de lui une figure incontournable du cinéma mondial. Le fils préféré, répudié par son père.

Mercredi, après la première mondiale de son décevant nouveau film, Melancholia, le cinéaste danois a dérapé en conférence de presse. On lui a posé des questions sur son inclination pour l'esthétique nazie et sur ses origines allemandes. Il n'a fait ni une ni deux, riant et hochant de la tête, se lançant dans une explication confuse avant de conclure: «O.K., je suis un nazi.»

Il l'a déclaré à dessein. Par pure provocation. Pour exciter la presse (anglo-saxonne, surtout) qui n'apprécie guère son humour au quatorzième degré. La presse l'a accompagné dans sa valse. «Von Trier se déclare nazi!» Le Festival a réclamé puis obtenu ses excuses. Mais la pression, sans doute trop forte, a poussé la direction à en demander davantage: la tête du mouton noir.

«L'affaire von Trier» se résume à ça. Et met en lumière les dangers de manier un sujet grave avec un trop-plein d'ironie et de légèreté. Lars von Trier se construit, depuis toujours, un personnage médiatique controversé. Parce que c'est un homme timide, privé, réservé, qui n'a jamais su comment interagir avec les journalistes.

Je l'ai constaté, chaque fois que je l'ai vu en conférence de presse à Cannes. Un journaliste - le plus souvent américain, britannique ou canadien-anglais (cela se passe d'explication) -, qui n'a pas aimé la nature radicale d'une oeuvre, affronte le cinéaste. «Vous n'avez pas le droit...» Pas le droit de dépeindre une Amérique qui prône la peine de mort dans Dancer in the Dark (Palme d'or en 2000), parce que vous n'y avez jamais mis les pieds. Pas le droit de montrer en gros plan le sexe d'une femme qui s'automutile, parce que cela ne se fait pas.

Lars von Trier, misanthrope à l'humour noir de noir, un être supérieurement intelligent, mais psychologiquement instable, se transforme en monstre incontrôlable au contact d'une meute de journalistes. Comme un animal qui, se sentant traqué, attaque pour mieux se défendre. Il n'attend plus la provocation. Il provoque d'emblée.

C'est aux journalistes qu'il a adressé le «fuck» tatoué sur ses jointures, à la séance photo de mercredi. À eux qu'il a fait des déclarations sur ses «petites sympathies» avec Hitler. Pour voir jusqu'où se traduirait l'incompréhension. Dans un geste de cynisme absolu.

Je ne connais pas Lars von Trier personnellement. Mais je parierais ma chemise qu'il n'est pas antisémite. Il s'est excusé, excusé de nouveau et excusé encore de la «bêtise» de ses propos depuis mercredi. Cela n'excuse en rien son dérapage, mais sa femme est juive, ses enfants sont de confession juive, et il s'est longtemps cru juif lui-même. D'ailleurs, s'il était juif, ses déclarations n'auraient pas eu les mêmes répercussions. Dans la bouche de Woody Allen, tout le monde aurait trouvé ça bien drôle.

Gilles Jacob, le président du Festival de Cannes, est juif. Il est né en 1930 et a dû se cacher pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour survivre. Une scène d'Au revoir les enfants de Louis Malle s'inspire de cette tragique tranche de vie.

On comprend très bien Gilles Jacob d'avoir été particulièrement choqué par les propos de Lars von Trier. En particulier par sa banalisation outrancière de l'une des plus grandes tragédies du dernier siècle. Mais un dérapage n'en excuse pas un autre.

En déclarant Lars Von Trier persona non grata cette année, la direction du Festival de Cannes a jeté de l'huile sur le feu, transformant un chapitre clos - le cinéaste s'est officiellement excusé dès qu'on lui en a fait la demande -, en «affaire».

Que dire d'un Festival qui accueille en grande pompe sur son tapis rouge Mel Gibson (coupable de propos antisémites à plus d'une reprise) un jour et qui, le surlendemain, met au ban Lars von Trier pour une farce évidente, de très mauvais goût, sur la Shoah? On a reproché au cinéaste de Breaking the Waves de déclarer son admiration pour le talent d'Albert Speer, le célèbre architecte nazi. S'il avait salué l'oeuvre de Leni Riefenstahl, aurait-on réagi de la même manière?

Le Festival de Cannes est, et doit être, plus que tous les autres événements du genre, un sanctuaire de la liberté d'expression. Le jour même où la direction du Festival a décidé de bannir Lars Von Trier, le délégué général Thierry Frémeaux est venu exceptionnellement présenter le film de Jafar Panahi, détenu en Iran pour des propos et des gestes jugés subversifs.

Lars von Trier n'est pas un ange. C'est un adolescent rebelle, dans un corps d'homme de 55 ans, qui ne connaît pas les limites de la connerie. Quand il parle des femmes, de Hitler, de Susanne Bier et de bien d'autres choses encore. Dans une oeuvre de fiction, c'est jugé acceptable. En conférence de presse, ce ne l'est pas.

M'est avis que la réaction du Festival de Cannes à la provocation de son enfant chéri - 10 fois sélectionné en compétition - a été démesurée. Et que dorénavant, il n'y aura plus rien à tirer des conférences de presse à Cannes. Que tous les cinéastes se le tiennent pour dit. Et se résignent à adopter le ton mielleux et politiquement correct de la majorité des acteurs américains, ici présents. Mieux encore, qu'ils fassent tous comme Mel Gibson. Qu'ils ne disent plus rien.