Jeter le bébé avec l'eau du bain. J'ai toujours trouvé l'expression rebutante. C'est pourtant celle qui me vient à l'esprit lorsque je repense aux changements apportés au mode de sélection des finalistes à la Soirée des Jutra, qui aura lieu demain soir.

Il y a trois ans, la crédibilité des Jutra avait été entachée par l'omission de l'excellent Tout est parfait d'Yves Christian Fournier dans la catégorie du meilleur film. Plusieurs avaient aussi été surpris de retrouver Susan Sarandon parmi les finalistes du Jutra de la meilleure actrice pour un film, Emotional Arithmetic, très peu vu au Québec (d'autant plus que le nom de l'actrice américaine ne se trouvait pas sur tous les bulletins de vote).

Dans la foulée de ce cafouillage, mettant en évidence les lacunes du vote universel - plusieurs électeurs admettaient ne pas avoir vu les films en lice -, la direction du gala des Jutra a décidé de procéder à d'importants changements, mis en place il y a deux ans.

L'ancien système de vote universel prévoyait que les acteurs désignent les finalistes dans les catégories d'interprétation, les réalisateurs dans la catégorie de la réalisation, les monteurs dans celle du montage et ainsi de suite. Le nouveau système s'appuie plutôt sur la sélection des finalistes, dans la plupart des catégories, par un jury de 16 membres, provenant de diverses associations professionnelles.

Comme rien n'est parfait, le nouveau système a lui aussi été contesté lorsque la liste des finalistes de la 14e Soirée des Jutra a été dévoilée, le mois dernier. Et pour cause. Cette sélection est marquée par quantité d'omissions importantes (Sébastien Pilote absent de la catégorie de la meilleure réalisation pour Le vendeur, En terrains connus de Stéphane Lafleur pratiquement écarté de la compétition, etc.) et par des choix très étonnants (dans la catégorie du montage, notamment).

On a la nette impression d'une liste concoctée par un jury qui, en voulant ratisser trop large, a multiplié les compromis, pour des résultats parfois incohérents. Dans les coulisses, la gronde se fait sentir dans l'industrie du cinéma. Certains réclament le retour du vote universel, en faisant valoir que le Québec est trop petit pour laisser à un jury de 16 personnes le soin de déterminer la majorité des finalistes d'une vitrine aussi importante pour notre cinéma.

Le producteur Roger Frappier, l'un des fondateurs de la Soirée des Jutra, est de ceux-là. Et ce n'est pas parce que Marécages, le film de Guy Édoin qu'il a produit, a été snobé par le jury (une seule mise en nomination pour le son, malgré sa présentation en première mondiale à la Mostra de Venise). Roger Frappier, qui était de la cérémonie des Oscars il y a une quinzaine, aimerait voir la Soirée des Jutra revenir à un système de désignation des finalistes semblable à celui de l'Académie des arts et des sciences du cinéma américaine, dont il est membre.

«Si les mises en nomination de l'Academie étaient faites par un jury, il n'y aurait absolument pas le même impact ni le même enthousiasme, me disait-il récemment. Nous avons fait l'expérience des deux systèmes, et celui du vote universel me semble le moins imparfait. C'est le système le plus inclusif et le plus démocratique.»

Il reste que dans «l'ancien système», les électeurs n'avaient pas d'obligation d'avoir vu les films admissibles avant de les sélectionner, ce qui pouvait donner aux Jutra des airs de concours de popularité. Le «nouveau système» perpétue certainement cette perception. On a relevé cette semaine la maladresse des organisateurs, qui ont précisé sur le bulletin de vote final qu'il n'était pas nécessaire d'avoir vu tous les films avant de voter. Quand c'est écrit sur le bulletin...

Roger Frappier répond à cela que grâce aux technologies numériques, il est plus facile de permettre l'accès aux oeuvres admissibles en organisant des projections spéciales pour les électeurs.

Le producteur a d'ailleurs fait parvenir à ce sujet une lettre au président de Québec Cinéma, le producteur Pierre Even (Café de Flore, un autre film peu célébré par le jury), qui chapeaute désormais le gala et dont c'est la première année à la tête des Jutra. «Il ne faut pas oublier que c'est d'abord et avant tout une fête, une fête pour célébrer l'excellence à partir de la reconnaissance de ses pairs, écrit Roger Frappier. Ce n'est pas un festival. C'est l'industrie qui se fête. Il faut l'intégrer le plus possible pour la réunir et non la diviser.»

Comme Roger Frappier, j'ai toujours considéré le vote universel comme un moindre mal pour les Jutra. Je crois aussi qu'à choisir entre deux modes de sélection imparfaits, même à la lumière des ratés de l'ancien système, celui du vote universel est le moins injuste. Le milieu du cinéma québécois est en effet trop petit à mon sens pour qu'un mode de scrutin par jury ne soit à l'abri des soupçons de copinage et des apparences de conflit d'intérêts.

Mais contrairement à Roger Frappier, afin d'assurer la pérennité de la Soirée des Jutra, dont l'impact est inestimable pour notre cinéma, il est grand temps à mon sens d'envisager une forme hybride de sélection des finalistes. Un compromis souhaitable serait d'envisager une sélection des finalistes qui privilégie un vote universel pondéré par celui de jurys indépendants. Une façon, sans de nouveau jeter le bébé avec l'eau du bain, de couper la poire en deux.