Il avait des airs de Truffaut, qu’il a côtoyé à une certaine époque. Comme les Rossellini, Fellini, Pasolini, Bresson, Godard, Tati, Renoir, Forman, Huston et autres Bergman d’un âge d’or du cinéma.

Le Québécois Marc Gervais est devenu une sommité mondiale de l’analyse cinématographique après la publication d’un ouvrage de référence sur Pier Paolo Pasolini, en 1972.

Ce père jésuite, qui avait été pressenti pour le rôle tenu par Jeremy Irons dans The Mission de Roland Joffé, a présidé de nombreux jurys internationaux, conseillé des réalisateurs de réputation mondiale et été l’un des pionniers de l’enseignement du septième art au Québec.

Cet homme brillant, aux yeux bleu vif, né à Sherbrooke, est mort dimanche dernier, à 82 ans. Ses funérailles ont eu lieu vendredi, près du campus Loyola de l’Université Concordia, où il a été professeur pendant plus de 40 ans.

J’ai rencontré Marc Gervais une première fois en 1999, alors qu’il venait de faire paraître un ouvrage sur Ingmar Bergman, Magician and Prophet, aux éditions McGill-Queen’s. Je l’ai revu, l’année suivante, au Festival de Cannes, lorsqu’il a reçu, ému, des mains du délégué général Gilles Jacob, une rondelle en or massif, hommage à sa fidélité au rendez-vous cannois. Il s’est rendu 39 fois au plus prestigieux rendez-vous du cinéma mondial.

C’est sur la Croisette qu’il a rencontré les plus grands auteurs du septième art, à une époque où il était beaucoup plus facile pour un festivalier de discuter à bâtons rompus avec les cinéastes. En 1977, Marc Gervais avait pu s’entretenir longuement avec Roberto Rossellini dans sa chambre de l’hôtel Carlton alors qu’il était président du jury. Quinze jours avant sa mort.

Marc Gervais fut à la fois un admirateur et un allié des cinéastes. Il fut consultant sur différents longs métrages, dont Agnes of God de Norman Jewison, Black Robe de Bruce Beresford et The Mission de Roland Joffé, Palme d’or du Festival de Cannes en 1986.

« Roland Joffé, en préparant The Mission, a longtemps voulu confier le rôle du jésuite à un véritable jésuite, m’a raconté Marc Gervais en 2000. Il m’en a beaucoup parlé, mais a préféré l’offrir à Jeremy Irons. Un an plus tard à Cannes, lorsque j’ai rencontré Jeremy par hasard, je lui ai confié qu’il m’avait fait perdre ma seule occasion de devenir une vedette internationale ! Le plus drôle, c’est que dans le film, Jeremy, très ascète, a beaucoup plus l’air d’un jésuite que moi ! »

Président du jury de l’Office international catholique du cinéma du Festival de Venise en 1968, Marc Gervais fut à l’origine de « l’affaire Teorema » en accordant le prix œcuménique à l’œuvre controversée – mariant érotisme, homosexualité et spiritualité – de Pier Paolo Pasolini. Cette récompense souleva l’ire du pape Paul VI, qui en exigea l’annulation. Pasolini, vexé, retourna son prix à la Mostra. Marc Gervais, de son côté, s’inspira de l’affaire pour écrire un essai remarqué sur Pasolini.

« Ça tombait bien. Je m’ennuyais à l’époque à travailler ma thèse de doctorat sur Jean-Luc Godard [en philosophie, à La Sorbonne]. J’ai laissé ma thèse de côté et j’ai écrit le livre sur Pasolini ! », m’avait-il dit en riant, lors de notre première rencontre, à propos de cet épisode qui causa beaucoup de remous dans la presse internationale, non sans lui apporter une certaine notoriété.

Devenu ami du cinéaste italien, qu’il invita à Montréal à l’occasion du Festival du film, il fréquenta aussi Rossellini et Fellini ainsi que les cinéastes de la Nouvelle Vague, particulièrement Truffaut. Mais c’est le cinéma d’Ingmar Bergman, dont il fut un exégète, qui le marqua le plus fortement.

« Quand j’ai vu mes premiers films de Bergman, Le septième sceau et Sourires d’une nuit d’été, à environ 28 ans, ce fut une révélation absolue, m’a-t-il confié. J’ai décidé que je voulais enseigner le cinéma, plutôt que la littérature. Jamais un cinéaste n’a touché de façon aussi complète à toutes les facettes de la problématique humaine. »

Marc Gervais rédigea un mémoire de maîtrise en théologie sur l’expérience de Dieu dans le cinéma de Bergman et fut l’un des premiers journalistes de l’extérieur de la Suède à interviewer le maître, il y a 40 ans. En préparation de son livre sur Bergman, préfacé par Liv Ullmann, il s’est rendu à l’île de Faarö et a eu accès à ses archives, sous les auspices du cinéaste, à Stockholm.

« Bergman, qui est devenu athée et qui en est sorti, dont le père est luthérien et ministre protestant, étudié par un jésuite... J’aime cette idée, disait-il. Ça démontre aux gens que l’art et la religion ne sont pas nécessairement opposés. Pour moi, ce sont deux façons privilégiées de faire l’expérience de la vie. Ça ne me gêne pas. On est ce que l’on est. »

La dernière fois que nous nous sommes parlé, c’était à la mort d’Ingmar Bergman et de Michelangelo Antonioni, la même semaine, à l’été 2007. Marc Gervais avait vu dans la mort de ces monstres sacrés la fin d’une époque qui constituait selon lui « l’apothéose du cinéma au niveau artistique et philosophique ».

Aujourd’hui, j’imagine Marc Gervais, comme dans une scène de film, jouant aux échecs avec Bergman.