Ce n'était pas qu'un disque. Ce n'était pas qu'une chanson au riff accrocheur. C'était un hymne. Celui d'une génération. La mienne.

C'était un cri. Celui de Kurt Cobain, répétant à en perdre le souffle «A denial» à la fin de Smells Like Teen Spirit. Complainte révoltée d'un jeune bum vivant sous les ponts de Seattle, nous fixant d'un air rageur à l'endos de la pochette de son CD, le majeur en l'air.

Fuck you! l'establishment. Fuck you! la radio qui ne joue pas la musique qu'on aime. Fuck you! Rolling Stone Magazine qui met MC Hammer en couverture. Fuck you! les baby-boomers qui prennent toute la place et décident de tout. Fuck you!

Nevermind de Nirvana a 20 ans aujourd'hui. Ses accords résonnent encore. Pas parce qu'il a révolutionné un genre ni exploré des zones musicales inconnues. D'autres albums ont amalgamé avant lui la rage brute du punk et les mélodies efficaces de la pop, en tablant sur les crescendos et les variations de tempos (Doolittle des Pixies, pour n'en citer qu'un).

Nevermind est un excellent disque. Mais on s'en souvient surtout parce qu'il a changé la donne. Grâce à lui, la musique «alternative», que l'on trouvait en importation privée chez Dutchy's, a enfin vu la lumière du jour. On a reconnu son existence. Et celle d'une génération dans la foulée.

Quinze ans après les Sex Pistols, au tournant des années 90, la génération X a été condamnée à son tour à porter l'étiquette du «No Future». La bulle clinquante des années 80 a explosé avant qu'elle ne puisse en profiter, les emplois syndiqués n'étaient plus qu'une lubie d'une époque révolue, le cynisme noir avait remplacé la poudre blanche dans les partys. En ces autres temps de récession et de guerre en Irak, l'avenir semblait bien sombre et incertain pour ceux qui avaient 20 ans.

Nevermind a cristallisé cet état d'esprit. Les textes confus de Kurt Cobain n'avaient rien de transcendant, la réalisation de Butch Vig était peut-être trop léchée pour se réclamer véritablement du punk et le succès de l'album n'était sans doute pas aussi fortuit qu'on l'a laissé entendre. Mais il y a 20 ans, en quelques accords et rimes irrésistibles, Nevermind a symbolisé la détresse d'une génération.

Ses chansons de révolte sonnaient cru et vrai. Elles ont balayé d'un coup les relents artificiels de la décennie précédente. Ses vidéoclips machos de groupes de «hair metal» et ses chansons insipides de boys band. Le rock d'aréna boursouflé n'avait soudainement plus la cote. Axl Rose pouvait aller cuver ses illusions ailleurs.

Une pom-pom girl dansait, le «A» encerclé de l'anarchie sur la poitrine. Dans le même gymnase d'école, des jeunes communiaient avec leurs corps dans un moshpit fantasmé. Kurt Cobain feignait, le sourire en coin, un solo de finger taping de guitar hero. Dave Grohl jouait de la batterie comme un forcené.

Devant ma télé, sous perfusion à MusiquePlus, j'avais l'impression d'être avec eux, de faire partie de cette révolution. Avec le sentiment que les choses pouvaient désormais être faites à notre façon, sans compromis. Que notre tour était enfin arrivé. Que tout était possible.

Billy Corgan ne chantait pas encore «Despite all my rage I am still just a rat in a cage». Kurt Cobain ne chantait pas encore «Teenage angst has served me well, now I'm bored and old». Devenu malgré lui le porte-étendard de la génération X, ce misanthrope tourmenté, antihéros surdoué, ambitieux, colérique, ironique, mythomane et héroïnomane, a résumé par son suicide, le 5 avril 1994, à 27 ans, la désillusion et le désenchantement de bien des jeunes gens. Qui préfèrent aujourd'hui, comme moi, se souvenir du 24 septembre 1991.