Il venait d'offrir, le visage crispé, une performance punk-rock à la fois éclatée et bizarrement contrite de Month of May, appuyée un peu lourdement de lumières stroboscopiques et de caméramans en BMX.

Il a fallu que Barbra Streisand étire un peu le premier «s» de «The Sssssuburbs» pour que le regard de Win Butler s'illumine, chassant toute impression de gravité ou d'inquiétude. Arcade Fire, le groupe de Butler, a remporté dimanche le plus prestigieux des prix Grammy, celui de l'album de l'année.

Le chanteur ne m'a jamais semblé plus heureux. Dans les coulisses au moment du dévoilement du lauréat, il est apparu parfaitement incrédule, comme le reste de sa «famille». Régine Chassagne, sa compagne, a déposé sa main gantée sur sa tête, comme pour absorber le choc. Will Butler, son frère cadet, avait les yeux exorbités de joie. Richard Reed Parry a levé le bras comme après un but au hockey et Sarah Neufeld, la main sur la bouche, était sans mot.

Le grand Win, le souffle coupé, s'est avancé vers le podium, sonné, comme en transe, les yeux humbles, la tête légèrement inclinée, manière de dire: «Je ne crois pas ce qui m'arrive». Spontanément, il s'est agenouillé devant Kris Kristofferson et Barbra Streisand. Puis, visiblement ému, un léger trémolo dans la voix, il a déclaré: «What the hell? Je veux seulement dire merci. Merci à Montréal, au Québec, de nous avoir accueillis, de nous avoir offert un chez-nous, un endroit pour être un groupe.» «Merci Montréal! Merci à tout le monde au Québec!» a renchéri Régine Chassagne, en français.

Win Butler a parlé dans sa langue maternelle - il est Texan d'origine - mais a dit «Merci Montréal» en français. Ce n'est pas un détail. Ce n'est pas une posture. C'est une attention particulière, voire une déclaration d'amour, de la part d'un gars qui n'est pas très réputé pour les épanchements. A-t-on entendu plusieurs artistes, dimanche, à l'exception d'Eminem, remercier leur ville d'adoption avec autant d'égards?

En annonçant que son groupe allait jouer une autre chanson - Ready to Start, parfaitement rendue, libérée de tout joug, mais charcutée par une pub -, Butler a remercié tout le monde, en particulier ses parents, en ajoutant: «Nous sommes si heureux.» Précision inutile. C'était écrit dans son visage.

Ça n'a pourtant pas toujours été le cas. Je me souviens d'avoir rencontré Win Butler dans une petite salle de spectacle de Birmingham, en Angleterre, où j'avais suivi le groupe en tournée en 2005. C'était le début de la frénésie autour de Funeral, du «Montreal Sound», des reportages de Spin et de Rolling Stone sur la scène rock indépendante montréalaise.

Il avait passé près de 45 minutes à discuter avec des admirateurs. Mais lorsqu'un videur, qui ne l'avait pas reconnu, lui a demandé de quitter les lieux avec les autres spectateurs, il s'est rebiffé violemment, a bousculé le pauvre zig et l'a envoyé paître. Attitude méprisable de rock star qui n'est pas encore rock star.

Cet ancien étudiant en théologie de 6 pieds 5, au visage d'embaumeur, intimidant, impassible, n'a jamais semblé très affable non plus avec la presse locale. Je me souviens des regards obliques, méfiants, qu'il m'avait lancés à l'époque, au moment où je m'apprêtais à interviewer sa blonde, par ailleurs charmante, dans un café de Bristol.

Dans les cercles de musiciens de Montréal, pas toujours aussi soudés qu'on pourrait le croire, Win Butler passait souvent pour une tête enflée désagréable, doublée d'un joueur de basketball bourru et colérique. Sur scène, cette énergie brute, cette rébellion authentique, était galvanisée de formidable façon (il faut d'ailleurs voir Arcade Fire en spectacle pour comprendre l'ampleur du phénomène). Mais c'est rare qu'en spectacle ou dans son quartier fétiche du Mile End, on le surprenait à esquisser le moindre semblant de sourire.

En juin dernier, pourtant, j'ai eu l'impression de découvrir un être transformé. Comme si le poids énorme de Funeral s'était enfin dissipé. Et que Win Butler avait désormais la conviction que peu importe l'avenir, Arcade Fire ne serait jamais le groupe d'un seul album.

Quelques jours avant le désormais légendaire spectacle gratuit de la Place Longueuil, Arcade Fire a lancé la tournée mondiale de The Suburbs à Sherbrooke. Du début à la fin, Win Butler a eu un sourire de ravissement collé au visage, en symbiose autant avec le public qu'avec sa tribu, la même depuis pratiquement les débuts. Heureux comme je ne l'avais jamais vu (et je l'ai souvent vu, dans tous les contextes) d'être sur scène et de partager sa passion pour la musique.

Win Butler, il faut dire, a désormais plusieurs raisons de sourire. La dernière année fut celle de la consécration mondiale pour Arcade Fire, qui s'est entre autres offert le Madison Square Garden de New York. Le Grammy de l'album de l'année est la cerise sur un gâteau de plusieurs étages. Une surprise, ce prix, vraiment? Oui et non.

Ce sacre l'est certainement, dans la mesure où Arcade Fire n'a pas la notoriété des stars du pop et du rap que sont Lady Gaga, Eminem ou Katy Perry. Mais il ne l'est pas vraiment pour les amateurs de musique. En décembre, le magazine NME (New Musical Express) a recensé les listes des meilleurs albums de l'année des publications et sites rock de référence pour se rendre compte que The Suburbs était celui le plus souvent cité par les journalistes spécialisés. Que ce succès critique rejaillisse sur les électeurs vieillissants des Grammy, qui ont plébiscité Steely Dan au début de la décennie, était pourtant loin d'être certain.

Aujourd'hui, Win Butler récolte les fruits d'une collaboration exceptionnelle avec sa sympathique bande. L'avenir lui sourit. On veut seulement lui dire merci.

Photo: Reuters

Le chanteur d'Arcade Fire, Win Butler (à droite), et le reste de sa «famille» sont apparus parfaitement incrédules au moment du dévoilement de leur prix remporté dimanche, l'album de l'année, le plus prestigieux des Grammy.