Yann Martel avait promis, tant que Stephen Harper serait au pouvoir, de lui envoyer par la poste, tous les 15 jours, un livre «réputé faire épanouir la quiétude», dédicacé et accompagné d'une lettre.

L'écrivain de L'histoire de Pi n'a pas tenu promesse. De guerre lasse, il a envoyé hier son dernier livre au premier ministre du Canada. Le 100e titre de ce «long cul-de-sac épistolaire» (dixit l'auteur), né avec La mort d'Ivan Ilitch de Léon Tolstoï, est Incendies de Wajdi Mouawad.

«Une pièce de Mouawad est un excellent choix pour notre dernier livre commun parce qu'il s'agit d'un Québécois multilingue d'origine libanaise, par conséquent un Canadien hybride typique, et je voulais terminer avec un auteur canadien», explique Yann Martel dans sa dernière lettre à Stephen Harper.

Martel en profite pour souligner, avec une pointe d'ironie, la sélection du film tiré de la pièce, réalisé par Denis Villeneuve, parmi les finalistes à l'Oscar du meilleur film étranger: «Encore une autre oeuvre d'art canadienne qui est acclamée à l'international.»

Si Yann Martel a mis prématurément un terme à son «singulier club du livre», c'est qu'il veut se consacrer pleinement à la rédaction d'un nouveau roman, qui s'intitulera Les hautes montagnes du Portugal. «Choisir un livre pour vous; le lire ou le relire; y réfléchir; écrire la lettre qui doit l'accompagner..., tout cela exige du temps et des efforts et alors que ç'a été un grand plaisir pour moi (je n'en sais trop rien quant à vous), cela fait près de quatre ans que je m'y applique et je veux passer à autre chose», écrit-il.

Depuis le 16 avril 2007, avec une constance remarquable - certains diront un acharnement atypique -, Yann Martel a fait parvenir à la résidence du premier ministre, rue Wellington à Ottawa, 100 ouvrages (de Rilke, Beckett, Voltaire, Kafka, Borges, Pirandello, mais aussi de Michael Ignatieff et des soeurs Laura et Jenna Bush) constituant un corpus aussi varié qu'inédit.

Les 60 premières lettres adressées à Stephen Harper ont été rassemblées dans un recueil (Mais que lit Stephen Harper?) publié en 2009 aux éditions XYZ. Martel envisage d'y ajouter les 40 dernières, a-t-il confié hier au Devoir

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L'auteur souhaitait-il entretenir une véritable correspondance avec le premier ministre? Si c'est le cas, c'est raté. Martel n'a reçu, au total, que sept petits accusés de réception des assistants de M. Harper, et une seule réponse digne de ce nom, du ministre de l'Industrie, Tony Clement.

«Cent, écrit-il dans sa dernière lettre (publiée à l'adresse www.quelitstephenharper.ca), est un beau chiffre rond et un bon nombre pour terminer. (Le nombre de fois où vous m'avez répondu personnellement forme aussi, par ailleurs, un beau chiffre rond: 0. C'est-à-dire zéro, rien, néant, que dalle.)»

Au final, que retiendra-t-on de l'initiative de Yann Martel? Un exercice vain, voué à l'échec? Une démonstration par l'absurde du manque de considération pour la culture du gouvernement Harper? Les détracteurs de Martel disent plutôt qu'il a fait preuve d'une rare condescendance. À ceux-là, j'ai envie de demander qui est le plus condescendant entre celui qui suggère une lecture et celui qui ne répond pas à la suggestion.

Le postulat de départ de Yann Martel à propos de Stephen Harper, en avril 2007, était le suivant: «Aucun doute qu'il a l'air et qu'il gouverne comme quelqu'un qui se préoccupe peu ou prou des arts.» Les choses, visiblement, n'ont pas changé depuis.

Et si Martel jette aujourd'hui l'éponge, c'est sans doute entre autres parce que l'indifférence réelle (la condescendance?) du premier ministre à l'égard des artistes, qu'il considère comme de simples agents de divertissement, impose une limite aux bienfaits pédagogiques, médiatiques, voire anthropologiques de son entreprise subversive.

«Il est vrai aussi, avoue Martel à son interlocuteur impassible, que je suis las de me servir des livres comme de missiles ou de grenades politiques. Les livres sont trop précieux, trop merveilleux pour qu'on les utilise d'une telle façon.»

Yann Martel regrette que la fin de sa «stérile entreprise de dons de livres» ne lui ait pas permis de suggérer d'autres titres - La divine comédie de Dante, notamment - à Stephen Harper. Mais, fait-il remarquer, «les livres sont patients. Ils ont tout leur temps». Davantage que lui, semble-t-il.

On ne saurait blâmer Yann Martel d'avoir mis un terme à son ambitieux projet. Qu'il ait tenu si longtemps est remarquable. Je souhaite seulement que cet abandon ne soit pas symptomatique d'un essoufflement collectif des artistes (et de leurs concitoyens) devant un gouvernement attentiste, qui, à l'usure, par le simple fait de son inaction, semble avoir raison de la patience de tous ses détracteurs.

Et si Yann Martel avait cessé de talonner Stephen Harper parce qu'il entrevoit, de manière tout à fait lucide, la réélection prochaine du gouvernement Harper? Peut-être ne se sentait-il pas la force de suggérer des livres au premier ministre pendant quatre autres années? À chacun de nous de prendre le relais. Permettez que je commence avec Le prince, de Machiavel.

Photo: André Pichette, La Presse

Yann Martel