Il y a des livres qui découragent d'écrire (même la plus inconséquente des chroniques). Leur précision, leur acuité, renvoient à notre propre incapacité à nommer les choses. D'autres vies que la mienne, d'Emmanuel Carrère, est de ceux-là.

Cette oeuvre déchirante se lit, justement, comme une longue chronique. Tout y est vrai, même l'invraisemblable, précise Emmanuel Carrère, qui n'a plus donné dans la fiction depuis son «reportage» fascinant sur Jean-Claude Romand dans L'adversaire.

 

En 2004, Carrère est en voyage au Sri Lanka - où il lit Le poisson-scorpion de Nicolas Bouvier - avec sa compagne Hélène et leurs fils respectifs. Arrive le tsunami, qui partage les camps. Celui des épargnés (Carrère, de son hôtel, n'a aucun indice de la catastrophe), et celui des sinistrés. Un couple français, avec qui l'auteur a fraternisé, a perdu sa fille, évanouie dans la houle.

Elle s'appelait Juliette. Emmanuel Carrère raconte, d'une plume crue, sans affect, le combat d'un père, d'un mari, pour sauver une mère qui a perdu sa raison d'être. La gorge du lecteur se noue pendant que l'écrivain-funambule garde l'équilibre en évitant le pathos.

Quelques semaines après son retour du Sri Lanka, Carrère apprend que la soeur d'Hélène est atteinte d'un cancer incurable. Elle aussi s'appelle Juliette. Elle n'a que 31 ans. Lorsqu'elle meurt à son tour, l'écrivain, parce qu'on le lui demande, et parce que cela semble aller de soi, entreprend de raconter l'histoire de cette belle-soeur qu'il connaît à peine.

Elle était magistrate dans une petite ville, s'occupait essentiellement, avec un collègue, d'affaires touchant au droit de la consommation. Les deux juges avaient en commun de boiter et d'avoir survécu à un cancer dans leur jeunesse. Sous un voile banal se cache une grande amitié et une lutte juridique passionnante que rend Carrère avec moult détails.

Juliette était mère de trois filles. C'est sa vie réelle plutôt que sa vie rêvée, sa vie volée, que Carrère relate sans complaisance, avec des mots parfois durs, parce que vrais, pour ceux qui restent. D'autres vies que la mienne, d'une remarquable lucidité, s'intéresse aussi, en filigrane, à Emmanuel Carrère lui-même, l'être tourmenté mis à nu dans Un roman russe. L'écrivain en convient: il parle des autres pour mieux parler de lui-même. Comme à son habitude, il ne se donne pas le beau rôle, bien au contraire.

Il a fallu la purge d'Un roman russe, sur les secrets inavouables de sa famille et son propre masochisme amoureux, pour que Carrère mène à terme ce projet atypique - quel rapport entre le tsunami asiatique et deux juges boiteux? -, écrit en moins d'un an puis laissé en plan pendant quatre autres années.

D'autres vies que la mienne traînait depuis quelques mois sur ma table de chevet. J'ai lu d'une traite, en vacances, cette oeuvre remarquable, formidable de fluidité, qui décourage peut-être le chroniqueur d'écrire, mais surtout pas le lecteur de lire.

Du côté des bons

Qui a dit qu'il fallait lire léger l'été? Avant D'autres vies que la mienne, je me suis enfin décidé à prendre La route de Cormac McCarthy, ténébreux mais ô combien magistral roman sur l'Homme, et son fils, dans leurs derniers retranchements. Dans la foulée, j'ai lu Des vents contraires d'Olivier Adam, dont le recueil de nouvelles Passer l'hiver m'avait particulièrement séduit.

Deux récits sans mère: celle du roman de McCarthy s'étant sans doute résignée à la mort après l'Apocalypse, celle du récit d'Adam ayant quitté le train-train quotidien sans laisser de traces. Reste, dans les deux cas, le père désemparé, qui tente de convaincre ses enfants, comme lui-même du reste, que «nous sommes du côté des bons». On s'accroche à la vie comme on peut.

Fin de la comparaison boiteuse. La route est une fable limpide tandis que Des vents contraires est fait des mêmes jours d'écume et d'embruns troubles qui ont marqué l'oeuvre d'Olivier Adam jusqu'à présent. Le vent de la mer pour changer d'air, conjurer le mauvais sort, redonner un souffle à l'enfance brisée. Un roman sombre, percé de lumière, à lire en toute saison.

Pour me changer des idées noires - après Syngué sabour d'Atiq Rahimi, métaphore sur la guerre en Afghanistan... - j'ai choisi de me plonger dans In Cold Blood de Truman Capote. «Perry gripped the edge of the washbasin and hauled himself to a standing position. His legs trembled; the pain in his knees made him perspire. He wiped his face with a paper towel. He unlocked the door and said, Ok. Let's go.»

Y aurait pas un Candace Bushnell qui traîne dans le coin?