Les gags, une émission québécoise de farces et attrapes, est diffusée dans plus de 130 pays et rejoint selon son producteur Juste pour rire environ 1,5 milliard de personnes. Seulement au Québec, à l'antenne de TVA, ces Insolences d'une caméra nouveau genre attirent parfois jusqu'à 1,4 million de téléspectateurs.

Le concept des Gags est simple. Au carré Saint-Louis, un acteur déguisé en clown arrose les passants grâce à un système d'irrigation ingénieux dissimulé sous sa boutonnière. On filme la-madame-pas-contente-d'être-mouillée, on ajoute des rires en canne, et le tour est joué.

À défaut de produire de la télé de qualité, ces Gags lourds offrent en gros, très gros même, de la télévision générique, facilement exportable, insignifiante certes, mais diablement efficace. L'investissement est minime. Le rendement, illimité.

L'émission humoristique phare de TVA est, sans conteste, plus rentable que la comédie «semi-lourde» Tout sur moi, diffusée le même soir (le lundi) à Radio-Canada. Tout sur moi, brillante et originale série autour du personnage de Macha Limonchik, obtient environ le tiers des cotes d'écoute des Gags. Investissement considérable. Rendement minime. D'un point de vue économique, s'entend.

J'ai pensé aux Gags et à Tout sur moi, lundi, lorsque le ministre du Patrimoine canadien, James Moore, a fait l'annonce du nouveau Fonds des médias du Canada. L'objectif avoué de ce fonds, qui combinera d'ici un an les sommes allouées au Fonds canadien de télévision et au Fonds des nouveaux médias du Canada, est de soutenir la production d'émissions populaires, susceptibles d'obtenir une forte cote d'écoute.

Le Fonds des médias entend «investir en fonction de ce que veulent les Canadiens» et «récompenser le succès», en favorisant les productions «qui ont démontré leurs capacités à obtenir le succès populaire et à offrir un bon rendement du capital investi, ou qui ont le potentiel de le faire».

James Moore a aussi insisté sur la nécessité de diffuser les contenus télévisuels sur d'autres supports que la télévision conventionnelle. Pensait-il aux 96 lignes aériennes qui diffusent dans leurs appareils Les gags de TVA?

«Ce que veulent les Canadiens.» De tout ce qui a été dit lundi sur ce nouveau Fonds des médias du Canada par le ministre du Patrimoine, c'est la phrase qui m'a le plus marqué.

La poule aux oeufs d'or, diffusée depuis 16 ans à TVA, s'accommode fort bien de son décor en carton-pâte aux couleurs criardes des années 80, de sa réalisation approximative et de son absence totale d'intérêt.

Son «Spécial gala» a obtenu 1,4 million de cotes d'écoute il y a quelques semaines. Presque le double des Invincibles, LA grande série télé de cette fin de décennie.

Le Fonds des médias du Canada, précise James Moore, «placera l'accent sur les émissions dramatiques, les comédies et les émissions pour enfants», et non pas sur les jeux télévisés comme La poule. Sauf que lorsque le ministre inclut «Ce que veulent les Canadiens» comme critère d'admissibilité aux fonds publics, je ne peux m'empêcher de penser à La poule, illustration archétypale de l'adage «Ce n'est pas parce que tout le monde en mange que c'est bon».

«Récompenser le succès» et «investir en fonction de ce que veulent les Canadiens», comme le souhaite le gouvernement Harper, c'est faire passer Les Boys avant Tout sur moi. C'est mettre en péril la diffusion d'émissions culturelles de qualité et de documentaires essentiels, comme l'a remarqué le vice-président du service français de Radio-Canada, Sylvain Lafrance. C'est aussi céder au chantage des câblodistributeurs (Shaw et Vidéotron en particulier), qui ont menacé de ne plus contribuer au Fonds canadien de la télévision et se plaignent depuis toujours du soutien qu'accorde le FCT aux émissions peu populaires.

La philosophie du nouveau Fonds des médias du Canada s'apparente à celle des enveloppes à la performance de Téléfilm Canada. On comprend pourquoi Richard Stursberg, le père des enveloppes de Téléfilm, désormais vice-président du service anglais de la CBC, se dit parfaitement d'accord avec l'orientation que prend ce nouveau «Fonds de la performance» (appellation contrôlée), même si le budget réservé de 112 millions de Radio-Canada a été supprimé.

Il devrait peut-être s'inquiéter davantage. Pour gérer ce nouveau Fonds «du bon rendement du capital investi», les conservateurs désigneront eux-mêmes deux administrateurs, auxquels s'ajouteront cinq représentants des câblodistributeurs et télédistributeurs (diffuseurs et producteurs ayant été exclus).

La vision d'avenir de la télévision qu'offre le gouvernement Harper, à travers les objectifs de ce Fonds, a de quoi inquiéter. C'est la vision d'une télévision consensuelle aux contenus standardisés, conçue pour plaire au plus grand nombre. De la télé du plus petit dénominateur commun, repliée sur ses valeurs sûres et ses recettes prédigérées, peu coûteuse et rentable, sans aucune obligation d'audace, d'innovation ou de qualité.

Une télé subventionnée sur la base d'un concours de popularité, qui a tout d'un gala Artis du soutien étatique. Une télé de poule sans tête qui ne reconnaît plus ses oeufs d'or.