C'est en citant Sir Wilfrid Laurier que Justin Trudeau a amorcé son discours de victoire. Cette allusion aux « voies ensoleillées », cette main tendue aux adversaires (« les conservateurs sont nos voisins ») signifiait davantage que la rupture avec la mentalité bougonneuse du gouvernement Harper.

C'était le signe qu'une autre culture est maintenant au pouvoir : celle de la génération conciliante des enfants du divorce, pour qui les débats d'idées cartésiens sont moins importants que les valeurs traditionnellement féminines comme la gentillesse, l'empathie ou le « care » (prendre soin d'autrui), cette éthique née chez les féministes américaines qui a fait son chemin jusque chez les socialistes français.

S'il fut un temps où ce qu'on attendait d'un chef politique était le leadership, l'époque aime les chefs « compassionnels ». Justin a remercié sa femme pour sa « compassion ». Peut-être voulait-il dire « solidarité » ou « soutien », ce qui aurait été plus approprié (la compassion relève de la pitié), mais ce choix sémantique est significatif.

La pensée fluide des intuitifs, par opposition à la pensée rigoureuse des cérébraux, est répandue chez les moins de 45 ans, qui privilégient la « conversation » plutôt que l'affrontement, la convivialité plutôt que l'esprit critique. C'est le cas, par exemple, des jeunes philosophes féministes, qui interprètent les confrontations d'idées un tant soit peu tranchantes comme des agressions personnelles, au mépris du fait que la philosophie repose justement sur le choc des idées.

Dans les universités, un courant inspiré du « care » force les professeurs à avertir les étudiants qu'ils pourraient être « troublés » ou « offensés » par certains textes ou certains faits historiques. Soit ces derniers pourront échapper à l'examen, soit le prof sera invité à modifier son cours ! On imagine la joie qu'on aura à enseigner à ces petites âmes sensibles l'histoire de la Seconde Guerre mondiale ou la littérature libertine ou subversive...

Justin Trudeau est-il le fils de son père ? Oui, dans la mesure où il en a hérité l'esprit combattif et la détermination. Serait-il plutôt le fils de sa mère ? Il y a beaucoup de « Margaret » dans Justin Trudeau : un côté « flower power », une certaine sentimentalité teintée de candeur, et l'intelligence émotionnelle qui est aux antipodes de l'intelligence cérébrale et acérée de Pierre Elliot Trudeau, ce pur produit de l'exigeant cours classique des Jésuites.

La nouvelle culture incarnée par le fils rejette la polémique, l'esprit caustique, le cynisme, la démonstration par l'absurde - bref, tout ce qui faisait partie de la grande tradition intellectuelle de la formation humaniste. Une tradition partout en voie de disparition, sauf dans de brillantes enclaves comme l'intelligentsia parisienne ou new-yorkaise (surtout, ne pas confondre l'art de la polémique avec les insultes débiles charriées par les réseaux sociaux, cela n'a rien à voir).

Justin Trudeau fait partie de cette génération d'enfants du divorce, amenés très tôt à agir comme médiateurs entre papa et maman, voire à consoler et protéger leurs parents. Ces enfants n'ont pas cultivé l'esprit de contradiction car ils n'ont pu se définir contre leurs parents, ces derniers ne formant plus un bloc. Ils se sont, au contraire, sentis coupables de la destruction du foyer, comme le chef libéral l'a avoué dans son autobiographie. Une fois adultes, ces enfants hantés par la peur du divorce ont tendance à former des couples très solides (s'ils réussissent à nouer une relation durable), à éviter les conflits ouverts, et à manifester un perpétuel désir de plaire pour compenser l'abandon affectif dont ils ont souffert dans l'enfance.

En prenant les rênes du pays, Justin Trudeau a choisi de citer Laurier, un adepte de la conciliation, plutôt que son père. Est-ce un signe des temps à venir ?