J'ai lu tous les romans de Louis-Bernard Robitaille et ils m'ont tous captivée à divers degrés. Mais j'ai un faible pour son petit dernier, La péninsule, qui vient de sortir aux Éditions Notabilia.

Ce roman d'anticipation, situé dans un monde assujetti au totalitarisme et dévasté par les explosions nucléaires, se lit comme une très belle histoire d'amour doublée d'un thriller: plongé dans une atmosphère étrange et trouble, le lecteur, intrigué, se demande comment tout cela finira.

Parenthèse sur une productivité littéraire peu commune chez nous: Robitaille a cinq romans et six essais à son actif - une moisson d'autant plus remarquable que rares sont les journalistes professionnels (Robitaille a été longtemps le correspondant de La Presse à Paris, où il vit toujours) capables de concilier la pratique quotidienne d'un métier axé sur la réalité et la création d'oeuvres de fiction.

Ici encore, comme dans d'autres romans de Robitaille, on trouve une trame de fond insolite et envoûtante, bien servie par la qualité exceptionnelle du style et la puissance d'évocation qui s'en dégage.

Jimmy Durante, le héros de La péninsule, est un personnage comme les aime Robitaille: cosmopolite, désabusé, amateur de plaisirs passagers, pudique sur ses émotions, accueillant avec un humour caustique et un fatalisme rationnel les hauts et les bas d'une existence dont il n'attend rien, jusqu'à ce que sa vie s'illumine sous le feu d'un amour voué à une fin prématurée.

Dans ce récit orwellien, c'est la Chine qui tient le rôle de Big Brother, mais ce n'est qu'une référence symbolique. Robitaille met ici à profit ses connaissances encyclopédiques sur le communisme soviétique, sur lequel il a écrit en 1982 un excellent essai (Erreurs de parcours, Boréal), pour décrire avec une froideur clinique un monde asservi par une puissance totalitaire... dont on ne peut s'échapper qu'en se réfugiant dans une péninsule ravagée par une explosion nucléaire où la nature a repris ses droits, mais où tous, humains et animaux, sont contaminés par les radiations et condamnés à une mort prochaine.

On pense à Tchernobyl, à supposer qu'elle soit restée en l'état et qu'elle ait été délocalisée quelque part dans le nord de l'Europe, sur les rives d'une mer baltique glauque et froide.

Parmi les réfugiés, Robitaille s'attache à une galerie de personnages pittoresques, drôles, attachants ou répugnants, trafiquants de tout acabit ou divas mystérieuses, qui recréent leur vie d'antan pour le reste du temps qui leur reste, préférant cela à la mort lente qu'est la soumission à la dictature ou la perte de leurs privilèges.

Même si le contexte est bien différent, les fêtes que les riches organisent (car cet univers coupé du monde se reconstitue selon les classes sociales) évoquent les célébrations somptueuses et désespérées de Fellini ou de Sorrentino. Le champagne coule à flots, on danse au bord de l'abîme. Dans la même zone irradiée, survivent des clans de «sauvages», parias ou barbares venus d'on ne sait où, qu'il faut apaiser en leur lançant, sous garde armée, des paquets de nourriture...

Cette atmosphère de fin du monde, sous la plume fluide et élégante d'un Robitaille au sommet de sa forme littéraire, évoque, mais sur un mode beaucoup plus subtil, La route de McCarthy, l'une des différences étant que les dialogues, ici, sont déliés et intelligents, alors que les personnages de La route s'expriment par monosyllabes.

Je ne vous parle pas de cet amour qui se noue, dans cette terre brûlée, entre Jimmy Durante et Valentina Ordjonikidze, une affaire amorcée comme une aventure et qui se termine sur le mode le plus romantique qui soit, dans une tendresse partagée au creux d'un château cerné par la neige. Vous ne lirez pas sans pleurer les dernières pages de ce roman.