La nomination de Pierre Karl Péladeau au poste névralgique de président du conseil d'Hydro-Québec pave la voie à une concentration de pouvoirs intolérable dans une société démocratique.

Indépendamment des mérites incontestables de M. Péladeau comme homme d'affaires, il est insensé que le propriétaire du plus important empire de presse au Québec se retrouve aussi à la tête de la plus grosse entreprise publique du Québec.

Québecor possède les tirages les plus élevés de la presse quotidienne à Montréal et à Québec; la chaîne de télévision la plus regardée; une kyrielle de magazines populaires; la très grande majorité des maisons d'édition et de distribution; la compagnie de cablodiffusion qui dessert presque tous les foyers québécois (Vidéotron); l'agence de presse QMI, sans parler du quart du tirage de la presse canadienne-anglaise, avec 36 quotidiens.

Cette concentration, extraordinaire dans une société aussi petite que le Québec, se trouve en quelque sorte aggravée par le fait que M. Péladeau est un patron notoirement interventionniste, qui n'a jamais hésité à passer des messages et des mots d'ordre à son personnel quand cela servait ses propres intérêts, et cela, même sur des questions relativement secondaires. Nombre de journalistes peuvent en témoigner.

Le risque est donc énorme que les médias de l'empire Péladeau se trouvent incapables de critiquer les futures orientations d'Hydro-Québec ou, au contraire, qu'ils soient fortement incités à publier des reportages renforçant la position du conseil d'administration d'Hydro-Québec.

Comme le signalait récemment notre collègue Francis Vailles, la veille de l'annonce de la nomination de M. Péladeau, ses quotidiens faisaient leurs manchettes avec les primes faramineuses consenties aux employés d'Hydro, dont le PDG Thierry Vandal (nommé par les libéraux).

Les mêmes questions se posent concernant le plantureux budget de publicité de la société d'État: les médias de Québecor recevront-ils la part du lion au détriment, par exemple, de Radio-Canada qui est depuis longtemps la bête noire du patron de TVA?

C'est pour toutes ces raisons que la Fédération des journalistes est sur un pied d'alerte concernant les multiples conflits d'intérêts que pourrait engendrer cette nomination.

Certes, en tant que président du conseil, M. Péladeau ne sera en principe responsable que des grandes stratégies, mais il faut être bien naïf, connaissant l'homme, pour croire qu'il ne pèsera pas de tout son poids sur la direction des opérations.

Dans les milieux d'affaires, certains se réjouissent de voir arriver à Hydro un patron du secteur privé, qui pourrait juguler des dépenses que l'on dit exagérées. Mais n'y avait-il pas, au Québec, d'autres entrepreneurs, jeunes retraités énergiques, qui auraient pu assumer cette tâche? Pourquoi fallait-il aller chercher un baron de presse?

Mme Marois a fait montre ici d'un manque de jugement ahurissant. À moins qu'il ne s'agisse tout simplement d'un calcul cynique pour s'attirer pour de bon les faveurs d'un puissant personnage dont elle-même et son parti auront besoin à l'avenir. (C'est M. Péladeau lui-même qui a offert ses services. Selon une rumeur persistante, ce passage à Hydro serait la porte d'entrée pour la carrière politique que viserait M. Péladeau, qui n'a que 51 ans. On dit même qu'il pourrait convoiter le leadership du PQ, advenant le départ de Mme Marois).

Cette concentration de pouvoirs sans précédent se fait déjà sentir. Ainsi, les politiciens de l'opposition ont réagi très timidement à cette nomination qui aurait dû les scandaliser. On les comprend: veulent-ils compromettre leur carrière en s'aliénant les médias de l'empire Québecor?

La même autocensure risque de se manifester dans l'ensemble de la société. Qui donc, parmi les nombreux citoyens qui pourraient éventuellement avoir besoin de Québecor pour gagner leur vie ou pour accéder à la notoriété, osera critiquer le tout-puissant patron d'Hydro-Québec?