L'ancien juge en chef Bora Laskin a-t-il informé les gouvernements canadien et britannique des délibérations de la Cour suprême sur le rapatriement de la constitution?

Si cela est exact - c'est en tout cas ce qu'affirme l'historien Frédéric Bastien, à partir de sources britanniques - ce serait un grave accroc au principe de la séparation des pouvoirs judiciaires et politiques.

Si la chose avait été ébruitée au moment où Me Laskin était encore en fonction, il aurait démissionné sur-le-champ, dans le déshonneur.

Heureusement, la Cour suprême a vite annoncé qu'elle enquêterait sur la question. Mais saura-t-on jamais la vérité? La Cour a probablement, dans ses archives, la correspondance des anciens juges en chef, mais les conversations téléphoniques échapperont aux historiens.

Saura-t-on jamais ce qu'a dit le juge Laskin à Michael Pitfield, aujourd'hui retraité du Sénat, qui aurait été son interlocuteur en tant que greffier du Conseil privé... et qui était, tout comme Me Laskin, un ami personnel de M. Trudeau?

Il faudrait au moins savoir si le juge Laskin a révélé aux gouvernements le contenu des délibérations de la Cour, ou simplement son échéancier (par exemple, la date prévue pour la sortie du jugement). Dans le dernier cas, l'offense serait moins grave, tout en restant inacceptable.

Rappelons que la Cour suprême a donné raison à Trudeau en stipulant qu'il n'avait pas besoin du consentement unanime des provinces pour rapatrier la constitution et instituer une charte des droits.

Bora Laskin, né en Ontario, était un juriste exceptionnellement brillant, et fut vite remarqué par Trudeau. Il fut le premier Juif à accéder à la Cour suprême, après avoir été rejeté, pour cause d'antisémitisme primaire, par tous les grands cabinets d'avocats ontariens. C'était un esprit particulièrement ouvert (pour l'époque) sur les questions sociales. Et aussi un grand partisan du renforcement des pouvoirs du gouvernement fédéral.

Qu'il ait été sur la même longueur d'onde que Trudeau, concernant le rapatriement, ne fait pas de doute. Ce qui ne veut pas dire que ses convictions personnelles l'auraient automatiquement amené à franchir la ligne rouge qui sépare la Cour suprême du bureau du premier ministre.

Même si l'affaire est sérieuse au niveau des principes, elle n'aura pas de répercussions concrètes, sinon celle d'affaiblir rétrospectivement la crédibilité de la Cour suprême sur un sujet qui reste controversé. Aucun juriste sérieux ne proposera de rendre nulle et non avenue une constitution en vigueur depuis 30 ans sous prétexte qu'un juge aurait manqué à son devoir de réserve.

Les autres révélations de Frédéric Bastien, tout intéressantes soient-elles, n'ont rien de totalement inédit. L'historien affirme, sur la foi de témoignages solides, que tant Londres que Washington se seraient résignées à reconnaître un Québec indépendant à la suite d'un référendum victorieux.

Il y a des années, Jean-François Lisée a déjà dévoilé ces réalités dans une enquête fouillée, et effectivement, cela tombe sous le sens: si seule la France (celle de l'époque en tout cas, dont la classe politique comptait beaucoup plus de partisans de la souveraineté qu'aujourd'hui) avait manifesté de l'enthousiasme, ni la Grande-Bretagne ni les États-Unis n'auraient pu s'opposer à une décision démocratique des Québécois.

Mais cela ne veut pas dire qu'ils auraient fait pression sur le fédéral pour le forcer à négocier une «association» (question de 1980) ou un «partenariat» (question de 1995).

Une question ambiguë n'aurait pas facilité les choses, non plus qu'une majorité trop courte. On peut présumer qu'une victoire arrachée par quelques centaines de voix à partir d'une question confuse aurait provoqué plus d'interrogations que d'appuis au sein de la communauté internationale. À l'étranger comme d'ailleurs au Québec même, on aurait exigé des clarifications.