C'était il y a deux ans - une éternité -, et l'on parlait de la «révolution du jasmin»... Rached Ghannouchi, le leader d'Ennahda, revenu de son exil londonien, jurait ses grands dieux que la Tunisie emprunterait la voie de l'islamisme modéré, sur le modèle de la Turquie.

Depuis, ce fameux «modèle turc» a continué de se dépouiller de l'héritage moderniste de Kemal Ataturk, le fondateur de la nation, pour retomber dans une conception de plus en plus rigide de l'Islam.

Le gouvernement Erdogan ne cache plus son intention de bannir l'avortement. Il a rendu obligatoire l'étude de l'arabe, la langue sacrée du Coran, dans toutes les écoles publiques. À l'instar de l'épouse du président, les Turques se voilent de plus en plus et l'alcool est à peine toléré, même dans une ville aussi cosmopolite qu'Istanbul.

En Tunisie, l'odeur du jasmin a depuis longtemps été remplacée par celle, acide comme la sueur, d'un peuple en colère à qui la «révolution» n'a rien apporté et qui souffre des mêmes maux économiques qu'auparavant, à cette différence près qu'il ne peut même plus compter sur le tourisme pour obtenir quelques emplois passables.

Les touristes ont pareillement déserté l'Égypte. De Tunis au Caire, des islamistes soi-disant modérés sont au pouvoir, et ne peuvent (ou ne veulent) empêcher leur aile extrémiste salafiste de terroriser ceux qui, évoquant les promesses trahies, réclament un peu de démocratie.

À Tunis, la presse et les arts sont censurés, les universités soumises au chantage des militants salafistes. Au Caire, le viol collectif est devenu l'arme de choix contre les femmes qui osent manifester, une tactique prêchée par les imams radicaux pour reprendre leur contrôle séculaire sur les femmes, et les Coptes, plus anciens habitants du pays, sont victimes d'exactions qui vont parfois jusqu'aux pogroms.

Ces derniers jours, les choses ont pris une tournure qui laisse présager le pire. En Tunisie, l'assassinat d'une personnalité de l'opposition laïque (assassinat effectué ou toléré, soupçonne-t-on, par Ennahda) vient de mettre le feu aux poudres.

Nombre d'observateurs craignent que l'Égypte devienne à son tour le théâtre d'assassinats politiques. Les imams radicaux en appellent d'ailleurs au meurtre des politiciens impies. La menace est si réelle que le gouvernement Morsi a dépêché cette semaine des gardes spéciaux autour des domiciles des leaders de l'opposition.

Mais qu'est-ce que l'Islam dit modéré? À voir les islamistes qui se proclament tels, on se le demande.

Certes, ceux-là sont «modérés» en comparaison des salafistes, qui sont des fanatiques primaires, mais il est tout de même troublant de voir que le premier ministre tunisien, Hamadi Jebali, un «pragmatique» qui voulait amener des technocrates au pouvoir (proposition déboutée par Ennahda), porte au front la marque de prière caractéristique des grands pieux, une callosité indélébile qui vient de l'habitude de s'être frappé le front contre le sol à plusieurs reprises lors de la prière, cinq fois par jour, pendant toute une vie...

L'ancien président du comité de transition libyen, lors de la guerre contre Kadhafi, arborait la même marque au front. On l'a vu, à la télévision française, congédiant à brûle-pourpoint l'équipe de tournage pour se retourner contre le mur faisant face à la Mecque; c'était l'heure de la prière... La Libye, depuis, s'est enfoncée dans l'anarchie, sous la pression de milices armées qui se disputent le territoire et des groupes djihadistes qui sillonnent librement le pays et le nord du Sahel.

Contrairement à ce qu'on dit, le printemps arabe a bel et bien produit des «révolutions»... sauf qu'elles sont toutes allées dans le sens de la théocratie plutôt que de la démocratie.