Bilinguisme: nécessité ou péril? Tel est le thème d'un colloque qui se déroule depuis hier à l'invitation de l'Institut du Nouveau Monde et du Conseil supérieur de la langue française. L'un des conférenciers, Christian Dufour, dont La Presse publiait jeudi l'opinion, estime que dans le contexte d'un îlot francophone minoritaire en Amérique, le bilinguisme individuel, loin d'être une nécessité pour la plupart des citoyens, est un péril.

M. Dufour me permettra de différer d'opinion avec lui. Je ne reviendrai pas sur l'utilité de l'apprentissage de l'anglais parce que c'est une évidence. Mais les prémisses sur lesquelles M. Dufour base son argumentation sont fausses.

 

«Vouloir que les Québécois soient tous bilingues», dit-il, «c'est placer l'anglais sur le même pied que le français.» Faux. Chez les gens bilingues, la langue seconde, aussi bien maîtrisée soit-elle, n'est jamais sur le même pied que la langue maternelle. Allez à Amsterdam ou à Stockholm, où tous les habitants parlent anglais. Vous verrez qu'ils sont bien plus à l'aise quand ils passent au néerlandais ou au danois.

Je sais de quoi je parle. L'anglais est une langue que je parle couramment. J'écris directement en anglais, depuis des années, des textes de niveau professionnel. Mais c'est toujours en français que je m'exprime le mieux. L'anglais reste pour moi une langue apprise.

Même chez les très rares «parfaits bilingues» (qui viennent en général de familles mixtes), les deux langues ne sont pas sur un pied d'égalité absolue. La langue des émotions sera souvent celle de la mère. La langue littéraire, souvent celle de l'instruction. Parce qu'il avait été formé à Brébeuf, Pierre Elliott Trudeau n'écrivait qu'en français quand il abordait une question lui tenant à coeur (sa fameuse sortie contre Meech, publiée simultanément dans La Presse et un quotidien torontois, a été écrite en français, et traduite en anglais).

M. Dufour s'en prend ensuite à ceux qui «nous demandent de parler un parfait anglais, un anglais sans accent».

Je ne sais pas où M. Dufour est allé pêcher cela, mais personne n'a jamais réclamé que les jeunes francophones parlent un anglais «parfait». Ce serait utopique et de surcroît inutile, sauf si l'on veut faire carrière dans la diplomatie ou la littérature comparée. L'objectif est simplement de parler un anglais correct et compréhensible, adapté aux situations courantes.

Quant à l'accent, je n'ai jamais entendu personne dire qu'il était nécessaire de parler anglais avec l'accent d'un anglophone de souche (quel accent, d'ailleurs? celui de Boston? de Londres? d'Australie?).

En lisant M. Dufour, j'ai l'impression qu'il accepte que certains Québécois, ceux qui ont des contacts professionnels avec l'étranger, soient bilingues, mais qu'il préfère que la masse reste unilingue, histoire de sauvegarder l'héritage et de constituer un marché pour «des produits culturels en français à la limite de la rentabilité». En somme, le bilinguisme pour l'élite, et l'unilinguisme pour le peuple... Voilà une forme particulièrement détestable d'élitisme.

Le bilinguisme individuel ne signerait pas l'arrêt de mort de la langue française au Québec. Sur le plan linguistique, la Suède et les Pays-Bas sont bien plus isolés que le Québec. Qui parle, qui veut apprendre le néerlandais ou le suédois, en dehors de ces petits pays? Pourtant, ces deux langues se portent fort bien même si leurs locuteurs pratiquent aussi l'anglais.

Le français est beaucoup plus solide que le néerlandais ou le suédois parce qu'il reste, malgré la suprématie de l'anglais, une très grande langue de culture, parlée sur tous les continents. Si notre langue dépérit au Québec, c'est par notre faute à nous...