Ceux qui ont suivi les deux débats des chefs canadiens l'auront constaté: en anglais, les échanges étaient plus vifs, plus mordants, et les exposés, plus précis. Cela tenait, en grande partie, à ce que la majorité des participants s'exprimait dans sa langue maternelle.

Le premier ministre, cible de toutes les attaques, était bien plus combatif en anglais. À l'inverse, autant M. Dion apparaissait sûr de lui dans le débat français, autant il avait l'air, jeudi soir, hésitant, malheureux, presque implorant.

 

M. Dion ne s'exprime pas si mal en anglais, malgré sa phonétique déficiente. M. Harper s'exprime assez bien en français, malgré son débit un peu trop lent. M. Layton aussi se débrouille bien en français... mais une fois revenu à sa langue maternelle, il était plus dynamique, plus agressif. M. Duceppe, en français, s'exprime assez sereinement; en anglais, son ton nasillard empire, il a l'air hargneux et vindicatif.

Ne parlons pas de Mme May: en français, elle avait l'air d'un petit clown (il faut dire qu'elle ne s'était pas aidée par la façon dont elle s'était attifée, avec son cardigan et son horrible pendentif); en anglais, elle avait l'air d'une politicienne sérieuse, d'autant plus que le deuxième soir, quelqu'un lui avait enfin dit comment s'habiller. Il ne lui reste qu'à se trouver un coiffeur si elle veut jouer dans les ligues majeures. Ce n'est pas un détail, car l'apparence compte, dans un débat télévisé. On ne verrait pas un chef de parti masculin s'y présenter en tee-shirt et les cheveux ébouriffés. C'est une question de courtoisie et de respect envers le public. On s'habille, quand on s'invite dans le salon des gens.

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Une règle d'airain pèse sur ceux qui ont le courage de parler en public une langue seconde: ils perdent, du coup, à peu près le quart de leurs aptitudes. Pour tout dire, ils ont l'air moins intelligent, moins compétent, que lorsqu'ils s'expriment dans leur langue maternelle, tout dépendant bien sûr du contexte, du niveau de stress, du degré de confort psychologique. Et ils ne doivent surtout pas essayer de faire de l'humour, l'ironie étant ce qui se prête le moins à la traduction.

Il y a des exceptions. Ceux qui, comme Jean Charest ou Pierre Elliott Trudeau, viennent d'une famille mixte. Ou ceux qui ont un don spécial pour les langues (c'est souvent le fait de musiciens, de gens qui ont «de l'oreille» et reproduisent instinctivement les sons étrangers).

Dans les pays officiellement unilingues, en France ou en Allemagne, les chefs d'État se font une règle de ne parler que leur langue maternelle quand ils se trouvent en représentation, histoire d'éviter les impairs et les malentendus. Mais le Canada est un pays bilingue; ses chefs de parti ne peuvent débattre en public flanqués d'un interprète. Cela leur nuirait encore plus, au niveau de l'image et de la communication, qu'une maîtrise imparfaite de l'autre langue officielle.

Au Québec, on a souvent tendance à reprocher aux personnages publics leur méconnaissance du français... ou à s'imaginer que les immigrants peuvent apprendre le français à la vitesse grand V. Ces critiques viennent généralement d'unilingues qui ignorent la somme incroyable de travail qu'il faut investir dans l'apprentissage d'une langue seconde. Ces «imbéciles heureux» se croient eux-mêmes bilingues parce qu'ils pourraient, à la rigueur, commander un hamburger en anglais. Ils n'ont pas idée des années d'efforts qui sont nécessaires pour pouvoir énoncer des concepts relativement compliqués dans une langue seconde.

L'autre leçon linguistique de ces débats, c'est que l'anglais, dans les écoles françaises, doit être enseigné le plus tôt possible, mais surtout dans les règles de l'art, avec des enseignants très bien formés, idéalement des enseignants dont c'est la langue maternelle. À l'âge adulte, l'apprentissage devient beaucoup plus difficile, et nos politiciens fédéraux en sont la preuve vivante, eux qui ont pourtant eu la possibilité d'embaucher des tuteurs particuliers et qui avaient un degré de motivation exceptionnel, puisqu'il en allait de leur carrière politique.

Ce n'est pas par hasard que des sondages-éclairs ont donné la victoire du débat français aux deux chefs francophones... et celle du débat anglais à MM. Harper et Layton! C'est sur la langue qu'on les a jugés.