Même s'il était ingénieur, Bernard Lamarre a été aussi l'un des grands architectes de l'édification du Québec moderne. Durant les années 60 et 70, il a orchestré simultanément la construction d'infrastructures hydroélectriques de classe mondiale et la mise sur pied d'une firme d'ingénierie dont l'expertise a été rapidement reconnue et sollicitée partout dans le monde.

Bernard Lamarre était un personnage plus grand que nature. Un homme qui trouvait la grâce en relevant sans cesse de nouveaux défis. Il a d'abord transformé l'entreprise de génie civil de son beau-père, Lalonde Valois, en une multinationale de l'ingénierie et de la gestion de projets.

Lavalin s'est imposée comme le grand maître d'oeuvre de la mise en place au Québec des grandes infrastructures modernes que commandait la Révolution tranquille en développant un savoir-faire unique que Bernard Lamarre a rapidement décidé d'exporter dans une cinquantaine de pays du tiers-monde.

C'était l'époque où l'Agence canadienne de développement international (ACDI) disposait de fonds sans fin pour aider les pays en développement à se doter d'équipements techniques nécessaires à leur émancipation économique.

L'aide financière canadienne était consentie à la condition que la supervision et la réalisation des travaux dans les pays bénéficiaires soient confiées à des firmes canadiennes, et Lavalin en a beaucoup profité.

Bernard Lamarre aurait pu se contenter de développer au maximum l'immense potentiel de son groupe d'ingénierie, mais l'homme voyait plus grand et plus loin.

Il a donc décidé d'utiliser l'ingénierie comme le levier qui allait permettre à Lavalin de se transformer pour s'imposer comme un grand groupe industriel diversifié, un peu selon le modèle GE.

Les acquisitions se sont alors multipliées tous azimuts. Dans la pétrochimie (Kemtec), la fabrication de matériel roulant (UTDC), l'immobilier (1000 De La Gauchetière), la location d'avions de ligne (IACO Trading), les médias (MétéoMedia), l'innovation (Lavalin Tech) ...

L'homme universel

Le plan et la vision de Bernard Lamarre auraient pu se réaliser si le groupe avait entrepris cette diversification extrême en étant correctement capitalisé et en prenant le temps de digérer et de maîtriser chacune des nouvelles activités dans lesquelles il se lançait.

Le rachat de la raffinerie Gulf et sa coûteuse transformation en usine de cumène et de paraxylène alors que pointe la récession de 1990. La location d'Airbus au moment même où son client Continental est emporté par la faillite force la dislocation du groupe et le rachat de son noyau d'ingénierie par SNC, en 1991.

Bernard Lamarre a durement encaissé le coup. Durant des années, il avait tenté d'incarner les vertus du rêve de l'homme universel, de celui qui cultive à la fois la science et les arts, la technique et la machine industrielle.

Tout au long de sa vie, Bernard Lamarre s'est fortement inspiré de Léonard de Vinci, dont il était un grand disciple au point d'orchestrer une impressionnante exposition de ses oeuvres au Musée des beaux-arts au milieu des années 80.

Une visite dans ses bureaux en 1988 m'avait fortement impressionné. J'avais été frappé de constater chez lui cette volonté de pouvoir contrôler toutes les facettes de son entreprise à toutes les heures du jour ou de la nuit.

Sur sa table de travail trônait un ordinateur à partir duquel il était en mesure d'avoir en temps réel l'évolution de tous les projets que le groupe menait partout dans le monde, avec la mise à jour régulière des données financières et humaines de toutes les divisions opérantes du groupe.

Une telle programmation est aujourd'hui on ne peut plus usuelle pour n'importe quel chef d'entreprise, mais, en 1988, il s'agissait d'une nouveauté qui traduisait bien le souci constant qu'il avait de bien contrôler toutes les facettes de Lavalin.

Mais à la différence de Léonard de Vinci, Bernard Lamarre ne pouvait pas compter, en 1991, sur un riche mécène comme Laurent de Medicis pour lui permettre de poursuivre ses multiples expériences. Elles ont brutalement été interrompues par l'implacable réalité financière du XXIe siècle.