La terrible tragédie qui a fait basculer dans l'horreur depuis la nuit de samedi la vie de milliers de citoyens de la région de Lac-Mégantic n'est pas étrangère à la course effrénée à l'autosuffisance énergétique à laquelle se livrent les États-Unis depuis quelques années. On peut même affirmer que la catastrophe de Lac-Mégantic en est une conséquence dramatique.

Depuis samedi matin, on a beaucoup parlé et écrit sur la hausse fulgurante du transport de pétrole brut par convoi ferroviaire au Canada et aux États-Unis au cours des cinq dernières années, et de façon plus marquée encore depuis trois ans.

Pour les transporteurs ferroviaires canadiens, tels le CP et le CN, cette activité est même devenue un élément stratégique central pour assurer la croissance de leurs revenus et de leur profitabilité.

Selon l'agence de presse financière Bloomberg, le CP qui transportait en moyenne l'équivalent de 2800 barils par jour en 2010 a haussé ses livraisons quotidiennes à 53 000 barils par jour en 2012 et prévoit d'atteindre les 70 000 barils par jour cette année. Le CN transborderait pour sa part l'équivalent de 110 000 barils par jour, rapportait récemment le Globe and Mail.

Aux États-Unis, la situation a évolué de façon identique, alors que le volume de barils de pétrole transporté par convoi ferroviaire est passé de 39 600 barils par jour en 2010 à 233 800 barils par jour l'an dernier.

La puissance pétrolière américaine

Cet accroissement spectaculaire du transport par rail du pétrole brut a une double origine.

L'incapacité de TransCanada Corporation de faire accepter par les autorités américaines son projet de pipeline Keystone XL qui relierait les sables bitumineux de l'Alberta aux raffineries du Texas et du golfe du Mexique a forcé l'utilisation de moyens de transport alternatifs, principalement le chemin de fer.

L'explosion du transport pétrolier par rail est surtout la conséquence de l'augmentation récente de l'exploitation de nouveaux gisements sur le territoire des États-Unis.

Grâce au développement et à l'exploitation de gisements d'hydrocarbures non traditionnels, principalement le gaz et le pétrole de schiste ou les réservoirs imperméables de pétrole léger dans le Dakota - semblables aux sables bitumineux de l'Ouest canadien - les États-Unis ont considérablement réduit au cours des sept dernières années leur dépendance énergétique.

Selon l'Institut international d'études stratégiques, les importations américaines de pétrole brut étranger ont chuté de 40% depuis l'atteinte d'un pic record en 2006. Le développement de nouveaux gisements couplé à une réduction de la consommation a permis ce renversement inespéré de la tendance.

Du golfe du Mexique aux prairies du Dakota du Nord, de la Californie à la Pennsylvanie, le pays s'est couvert de forages pétroliers et la production a fortement augmenté. Or, ce pétrole était encore récemment confiné à un marché local ou régional, faute de moyens de l'acheminer vers les grands marchés à forte consommation.

C'est d'ailleurs ce qui explique pourquoi le prix du baril de pétrole léger américain affichait depuis les trois dernières années un fort décalage par rapport au prix moyen du pétrole Brent vendu par les pays membres de l'Organisation des pays producteurs et exportateurs de pétrole (OPEP).

Il y a six mois seulement, on observait une marge de 23$ US entre le prix moyen du baril de pétrole léger et celui du Brent. Vendredi, cet écart n'était plus que de 4,50$ US, alors que le West Texas Intermediate s'échangeait à 103,22$ US et le Brent à 107,72$ US.

Un trafic qui croît

Cette hausse du trafic ferroviaire de pétrole brut n'est donc pas près de s'estomper, puisque les États-Unis affichent la plus forte augmentation de production de pétrole de tous les pays hors de l'OPEP. Pour la seule année 2012, la production de pétrole aux États-Unis a enregistré une hausse de 1 million de barils par jour.

Dans la dernière livraison de son rapport annuel de mai dernier, l'Agence internationale de l'énergie (AIE) prévoit que les États-Unis sont en voie de devenir dès 2017 le premier producteur mondial de pétrole, devant l'Arabie Saoudite.

L'utilisation massive du chemin de fer permettait jusqu'à tout récemment au pétrole brut du Dakota du Nord de transiter vers les raffineries de l'Est américain ou du Nouveau-Brunswick, en passant par Lac-Mégantic, avec les conséquences horribles que l'on vit depuis samedi.

Il est assez cynique toutefois que la municipalité de Lac-Mégantic, qui doit sa naissance dans les années 1860 au déploiement du réseau de chemins de fer nord-américain - alors que Lac-Mégantic devenait un carrefour stratégique pour relier le Québec au Maine et au Vermont - devienne aujourd'hui la foudroyante victime de ce qui fut jadis sa raison d'exister.