Je n'ai jamais vu jouer Rod Laver ou Ken Rosewall, alors je serais bien en peine de vous dire si ces deux légendaires Australiens étaient meilleurs que Roger Federer. Mais j'ai vu jouer Borg, McEnroe, Connors, Sampras, Agassi, Nadal et toute l'élite du tennis depuis 30 ans et je suis sûr d'une chose: Federer est le meilleur d'entre tous ceux-là.

Il faisait bon voir Federer triompher de Robin Soderling et remporter sa première finale à Roland-Garros, dimanche. Les insuccès du Suisse contre Rafael Nadal, qui l'a vaincu en finale des Internationaux de France, de Wimbledon et de l'Open d'Australie, en 2008-2009, avaient fini par semer le doute dans l'esprit de plusieurs commentateurs, voire dans celui de Federer. À tort.

Le débat est bien sûr empreint de subjectivité, tant il est difficile de comparer les époques. Comment se débrouillerait Federer avec une raquette en bois? Que ferait Borg avec les techniques modernes d'entraînement? On ne le saura jamais. Mais qu'à cela ne tienne: pour moi, Federer est le plus grand, point final.

Les chiffres ne disent peut-être pas tout, mais ils mentent rarement. Depuis le début de l'ère Open, en 1968, Federer est l'un des trois joueurs (avec Agassi et Laver) à avoir remporté les quatre tournois du Grand Chelem. Il a eu besoin de seulement 40 tournois, 12 de moins que Pete Sampras, pour gagner ses 14 titres majeurs. Et même avant de vaincre ses démons à Paris, il était déjà le deuxième meilleur joueur au monde sur terre battue, derrière Nadal, tandis que Pistol Pete n'a à son palmarès qu'une maigre demi-finale à la Porte d'Auteuil.

Vous en voulez d'autres? Federer, à 27 ans, a passé 237 semaines (une de plus que Sampras) en tête du classement mondial. Il a participé à 15 des 16 dernières finales du Grand Chelem. Et il en est à 20 demi-finales consécutives, neuf de plus que la vieille marque de Jimmy Connors. «Le record dont je suis le plus fier», disait Federer, la semaine dernière.

On le comprend. Pardonnez l'analogie un peu boiteuse, mais Federer est au tennis ce que les Red Wings de Detroit sont au hockey. On admire les Wings parce qu'ils pourraient remporter cette semaine leur cinquième Coupe Stanley en 12 ans. Mais ce qui est encore plus saisissant, c'est que depuis 1991-92, l'année où un certain Nicklas Lidstrom a fait ses débuts dans la LNH, l'équipe n'a jamais fait pire qu'une sixième place au classement général. Cette constance dans l'excellence est la marque des plus grands, au hockey comme dans les autres sports, y compris le tennis.

Voilà pour les statistiques. Mais la domination de Federer ne saurait se résumer à une enfilade de chiffres, si impressionnants soient-ils. Il y a aussi la manière, à commencer par la remarquable polyvalence de l'artiste bâlois, presque aussi à l'aise sur la terre battue que sur le dur ou le gazon. (Détail non négligeable, en 1962 et en 1969, quand Laver a signé ses deux Grands Chelems, trois des quatre tournois avaient lieu sur gazon.)

Sampras avait pour lui la puissance métronomique des grands serveurs. Connors, la combativité des mauvais perdants (et un revers à deux mains pas piqué des vers). Agassi était un phénoménal retourneur. McEnroe avait un toucher de balle aussi exceptionnel que son légendaire sale caractère.

Mais Federer, c'est autre chose. Quelque chose qui touche à la poésie, un mélange d'angles impossibles, de trajectoires inédites et de balles qu'on dirait guidées par un fil, d'une précision millimétrée. Federer, c'est l'élégance, l'imagination et une pureté de style presque anachronique dans un monde de matraqueurs qui propulsent la petite balle jaune à des vitesses inouïes. L'analogie avec les Wings, au jeu si créatif, n'est peut-être pas si bête, après tout.

J'ai eu la chance d'assister à deux victoires de Federer à Wimbledon, dont sa toute première, en 2003, l'année où il avait vaincu Mark Philippoussis. Je le revois encore retournant à sa chaise après avoir serré la main de l'Australien. Il avait éclaté en sanglots, complètement épuisé au terme d'une quinzaine de rêve - il avait concédé un seul set - qui avait néanmoins exigé de lui un lourd tribut psychologique. On l'oublie peut-être aujourd'hui, mais à l'époque, la critique la plus souvent formulée à l'endroit de ce surdoué était qu'il avait tendance à ne pas être à la hauteur dans les tournois du Grand Chelem.

Ce genre de moment d'émotion est aussi l'une des raisons de la popularité de Federer. Sous la surface parfois austère de cet athlète par ailleurs charmant, on sent bouillir un volcan. Lequel est d'ailleurs entré en éruption avec plus de régularité l'an dernier, quand Nadal a commencé à menacer sa couronne de numéro un mondial, avant de la lui chiper.

Il n'est pas dit que Nadal, 23 ans et déjà six titres du Grand Chelem, ne délogera pas un jour Federer du sommet de mon palmarès personnel, quoique j'en doute. Mais pour l'heure, je vais me ranger à un avis autrement plus éclairé que le mien. «La victoire de Federer à Paris renforce son statut de plus grand joueur de l'histoire.»

Si Pete Sampras lui-même le dit...