Quand on se compare... on se désole, finalement.

Au moment précis où Québec reléguait la bibliothèque Saint-Sulpice aux petites annonces, New York se portait au secours de son propre patrimoine classé... sous la pression d'une Québécoise.

La chose est passée inaperçue, ici, mais Phyllis Lambert a remporté une victoire capitale au sud de la frontière, ces derniers jours. Elle a forcé le propriétaire du majestueux Seagram Building de respecter l'essence du classement patrimonial de l'édifice et de son restaurant.

Grâce à une croisade menée dans les principaux quotidiens américains, Mme Lambert et ses alliés ont su convaincre la New York City Landmarks Preservation Commission d'appliquer les règles les plus sévères en matière de protection.

Une décision majeure pour l'architecture contemporaine. Mais une décision qui montre aussi que le classement d'un édifice, quel qu'il soit, n'est pas qu'une simple décision gouvernementale.

C'est une responsabilité. À long terme.

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Quand j'ai parlé à Phyllis Lambert, vendredi, elle oscillait entre la joie et la colère.

La joie, d'abord, d'avoir remporté une bataille décisive pour préserver l'âme du Seagram Building, cette icône de l'architecture du XXe siècle dont elle a elle-même supervisé la construction il y a 60 ans.

«Cette victoire était essentielle!», m'a lancé l'infatigable grande dame de 88 ans. Pour la préservation du restaurant, élément majeur de l'édifice. Mais aussi pour la préservation de l'idée même d'une protection patrimoniale.

«Le propriétaire voulait décloisonner le restaurant pour en faire de grandes salles à gogo! Il voulait transformer un espace d'une grande élégance en un restaurant m'as-tu-vu. Ça aurait complètement tué l'essence du Seagram Building!»

Dans une lettre lapidaire publiée dans le New York Times, Mme Lambert a expliqué que l'abandon d'un écran en verre craquelé et l'ouverture d'une cloison aurait anéanti les proportions et la division des espaces du grand architecte Philip Johnson.

Les changements proposés par le propriétaire minaient l'essence du restaurant qui est au centre spirituel du Seagram Building. Si les changements avaient été acceptés par New York, ils auraient enlevé toute pertinence à l'idée même d'une classification patrimoniale, selon Phyllis Lambert.

«Si la Ville avait accepté, elle aurait miné la protection actuelle de son patrimoine, et elle aurait menacé la protection future de tous ses biens culturels. Ou bien il existe une classification que l'on respecte, ou bien la classification ne joue tout simplement pas son rôle.»

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Mais la joie de Phyllis Lambert le disputait à la colère, vendredi. Car pendant que New York confirmait l'importance de son patrimoine classé, sa propre province faisait le contraire: elle s'en débarrassait.

Le lien est direct entre les deux dossiers, croit Phyllis Lambert. Alors que New York se responsabilise, Québec se déresponsabilise. «Mettre la bibliothèque en vente, c'est la mettre aux poubelles. On met Montréal à la poubelle! C'est inouï! C'est se foutre du patrimoine, c'est se foutre des gens!»

Oui, le bâtiment centenaire est classé. Oui, le futur propriétaire devra respecter la protection de l'intérieur et de l'extérieur de la bibliothèque. Mais autrement, il pourra en faire ce que bon lui semble. Il pourra changer sa vocation. Il pourra travestir l'essence même de ce bâtiment culturel.

Bref, le classement n'est pas une garantie en soi. Contrairement à ce qu'a laissé entendre la ministre Hélène David, vendredi, au micro de l'émission C'est pas trop tôt. Le classement est important, certes, mais encore faut-il en être à la hauteur.

«Le lien entre les changements proposés au Seagram Building et la vente de la bibliothèque, il est là. Dans les deux cas, on a un propriétaire qui prend une décision pour des raisons monétaires à court terme. Une décision qui l'avantage en dépit du grand public. En dépit des gens qui sont les vrais propriétaires de ces bâtiments classés.»

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Phyllis Lambert était de toutes les grandes luttes patrimoniales des 40 dernières années au Québec. Et elle promet bien d'être de celle-ci, afin que la bibliothèque ne soit pas vendue.

Elle ne comprend pas ce gouvernement qui prétend ne pas avoir trouvé un seul projet viable alors que plusieurs ont été proposés en 2008, à la suite d'un appel d'intentions qui n'a pourtant pas eu de suite.

«Beaucoup de gens voudraient faire un musée des arts du spectacle, des arts vivants, rappelle Mme Lambert. C'est une excellente idée qu'il vaut la peine d'envisager plutôt que de vendre bêtement le bâtiment sans garantie quant à son sort, et ce, même si cela prend du temps.»

Elle se désole, par le fait même, du peu de pouvoir que possède une ville comme Montréal, incapable de se porter au secours de son patrimoine, comme le fait New York. Un pouvoir, soulignons-le, dont il n'a pas été question lors des assises de l'UMQ vendredi...

Le classement de la bibliothèque était un geste responsable en 1998, reconnaît Phyllis Lambert. Mais encore faut-il se montrer responsable de ce classement. Aujourd'hui, mais demain aussi.