Les propos de François Legault et de Pierre Karl Péladeau ramènent l'intégration des immigrants au premier plan. Une fois à Montréal, les nouveaux arrivants se fondent-ils dans leur société d'accueil? Adoptent-ils la langue de la majorité? Parlent-ils français à la maison? Au travail?

La réponse: on ne le sait pas vraiment, on ne le sait plus trop. En fait, on ne pourra jamais plus le savoir avec précision.

Tout comme on ne pourra plus savoir de manière fiable s'il y a toujours un écart de revenus entre francophones et anglophones. Si la qualité de vie de la classe moyenne s'améliore à Longueuil. Ou si les mesures de développement économique aident les quartiers de Laval.

La raison? Le gouvernement Harper a lancé une bombe dans les statistiques du pays. Et elle a fait exploser toutes les colonnes de chiffres qui servaient à éclairer le débat.

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Vous vous rappelez l'abandon du formulaire long de recensement en 2010?

C'était une mesure idéologique typique des conservateurs. Une mesure qui a un énorme impact, mais qui fait peu réagir dans les chaumières. Une mesure qui fait des dégâts, mais dont on ne mesure l'effet qu'une fois qu'il est trop tard.

Eh bien, ce moment, c'est maintenant. Et le débat sur l'immigration des derniers jours n'est qu'une des victimes collatérales de cette décision.

Partout au pays, des chercheurs, des urbanistes, des élus et de hauts fonctionnaires s'arrachent les cheveux parce qu'ils n'ont plus accès à des données fiables et comparables dans le temps.

«Il y a des études qu'on ne peut carrément plus faire», se désole Richard Shearmur, professeur à l'École d'urbanisme de McGill.

Pire, les ministères du Québec avouent eux-mêmes qu'ils prennent aujourd'hui des décisions... «à l'aveugle», selon un récent rapport de l'Institut de la statistique du Québec.

«Ce qu'on observe sur le terrain est dramatique, selon M. Shearmur. Le fait d'avoir miné les statistiques nationales change fondamentalement la nature du débat public, qui prête maintenant le flanc à toutes les affirmations et les décisions idéologiques.»

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Les organismes gouvernementaux ont tous leurs chiffres et leurs données, c'est vrai. L'un évalue le revenu, l'autre le statut professionnel ou la langue parlée à la maison.

Mais le recensement canadien est le seul qui permet d'avoir un portrait d'ensemble, actualisé tous les cinq ans, fiable et comparable dans le temps.

Du moins, c'était le cas avant que le gouvernement Harper n'élimine l'obligation de répondre au formulaire long. Une élimination qui a fait chuter le taux de participation de 95% en 2006 à 69% en 2011.

Une baisse significative qui a faussé l'échantillonnage, miné la fiabilité des données et brouillé les données socioéconomiques à l'échelle régionale, municipale et locale.

Voilà pourquoi il n'est plus possible de comparer avec exactitude le salaire des francophones et des anglophones, ou de mesurer l'effet des programmes sociaux et économiques en banlieue.

«On recule, estime Richard Shearmur. Il faut se souvenir qu'il n'y avait pas d'obligation de répondre au recensement il y a 100 ans, ce qui ouvrait la porte aux décisions les plus idéologiques. Puis on a rendu le formulaire obligatoire et amélioré les méthodes d'échantillonnage, si bien qu'à partir des années 60, les décisions ont commencé à s'appuyer sur des diagnostics statistiques qui faisaient consensus.

«Aujourd'hui, on revient donc à ce qui se faisait à une autre époque, ce qui permet à l'idéologie de mettre le grappin sur le débat public.»

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Ce que les scientifiques appréhendaient il y a cinq ans est donc en train de se matérialiser. En pire.

L'abandon du formulaire long obligatoire permet maintenant de lancer n'importe quelle affirmation sans qu'on puisse la contester à l'aide de données fiables. Il permet de prendre des décisions sans qu'on sache si le diagnostic est valide.

Et il permet d'avoir un débat public sur une question délicate et complexe... sans qu'on soit capable d'en cerner les tenants et les aboutissants.

Prenez le débat sur l'intégration des immigrants. François Legault prétend, à l'aide de chiffres québécois, qu'à peine 20% des immigrants qui ne connaissent pas le français en arrivant ici suivent un cours de francisation. Peut-être.

Mais qu'arrive-t-il après? Au bout de cinq ou dix ans, ceux qui n'ont pas suivi de cours parlent peut-être quand même français au travail? Et ceux qui suivent le cours, sait-on s'ils parlent vraiment français à la maison?

«Depuis le dernier recensement, on ne peut plus avoir une mesure fiable de l'évolution de la langue parlée à la maison et au travail par les immigrants, explique Richard Shearmur. L'échantillonnage n'est tout simplement plus adéquat, car on ne sait trop qui répond au formulaire et qui ne répond pas.»

Et tout le drame de la décision d'Ottawa est là. Elle nous oblige à avoir des débats extrêmement émotifs sans qu'on puisse les éclairer de statistiques fiables. Des données qu'on pourra toujours soupçonner de refléter un biais lié à l'échantillonnage... ou l'idéologie.