Dans les heures qui ont suivi la fusillade d'Ottawa, ce ne sont pas les mesures de sécurité de Queen's Park qui retenaient l'attention des candidats à la mairie. C'était plutôt le dernier écart de langage de Doug Ford, qui venait de traiter une journaliste de «little bitch».

L'histoire de l'élection à la mairie dans la Ville Reine, elle est là, dans le gouffre qui sépare l'image policée que Toronto a d'elle-même de celle que le maire sortant et son frère ne cessent de projeter: une ville grossière, cavalière, dépourvue de manières.

Un gouffre que la famille Ford n'a pas hésité à creuser au cours des quatre dernières années... mais dans lequel elle pourrait sombrer lundi, jour d'élections.

En 2010, la colère était au coeur des motivations électorales, principalement celle des contribuables de la banlieue qui voulaient mettre fin aux lubies de l'élite de gauche du centre-ville. Cette colère, Rob Ford s'en est servi pour prendre le pouvoir puis pour s'y maintenir. Et il pensait s'en servir pour le reprendre, aussi.

Mais en échauffant les esprits, en misant constamment sur le mécontentement, l'agressivité et la rage des uns, les frères Ford ont alimenté un ressac qui a fait monter la honte des autres.

Une honte qui semble aujourd'hui plus répandue que la colère.

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Siri Agrell ne se pouvait plus de découragement, ces dernières années. Ancienne reporter aux affaires municipales, elle suivait les frasques du maire Ford avec un mélange de fureur et de stupeur.

Assise à un café jouxtant ses bureaux de Pilot PMR, une firme de communication, elle m'a raconté comment elle était abattue de voir sa ville traînée dans la boue, déprimée de la voir ridiculisée partout sur la planète, fâchée que tant d'années soient perdues alors qu'il y a tant à faire.

Mais c'est à l'annonce du cancer de Rob Ford, le mois dernier, qu'elle a vraiment mesuré les séquelles de son passage à l'hôtel de ville. «Sur le coup, je me suis dit que ça ne pouvait pas être vrai puisque des rumeurs voulaient déjà qu'il se désiste au profit de son frère. Et là, il le faisait à la veille de la date limite en invoquant un cancer. C'était trop gros!»

«Mais aussitôt, je m'en suis voulu, terriblement. Je ne voulais pas être cette personne qui remettait en question le cancer de qui que ce soit...»

C'est là qu'elle a réalisé l'impact qu'avait Rob Ford en polarisant la population, en installant une ambiance du «nous contre vous», en suscitant l'animosité des uns contre les autres. Elle se souvient des messages qui souhaitaient la mort du maire sur Twitter. Elle se souvient d'une amie qui a culpabilisé en apprenant la maladie de Rob Ford, comme si la haine qu'elle avait éprouvée pour le personnage en était responsable.

«Nous sommes un peu traumatisés, pour tout vous dire. Quand on regarde les bulletins de nouvelles et qu'on écoute les échanges, on a l'impression qu'on commence tous à se détester...»

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«J'ai honte, tellement honte. Quand je voyage, les gens ne me parlent que de ça...»

Michael Hollett est l'éditeur du magazine de gauche NOW. Il n'a pas hésité ces dernières années à multiplier en couverture les photos ridiculisant Rob Ford, d'autant que cela faisait exploser les ventes en kiosque.

«Et pourtant, je vais vous dire, je préfère de loin avoir un bon maire qu'une cible facile qui m'aide à vendre mon magazine...»

La honte de Michael Hollet, elle vient des histoires de drogue du maire sortant. De ses excès d'alcool, de ses insultes, de ses mensonges, mais surtout de ses frasques qui ont donné un vernis de légitimité aux préjugés des uns et des autres.

Lors d'un débat récent, un citoyen a remis en question la compétence d'Olivia Chow en invoquant son statut d'«immigrée». À un autre débat, un partisan de la Ford Nation lui a carrément demandé de «retourner en Chine». Le même jour, une candidate municipale gaie a reçu une lettre d'un électeur lui souhaitant d'attraper le sida et de mourir.

Des propos qui ne représentent certes que leurs auteurs, mais qui ne sont pas loin de ceux qu'ont émis les frères Ford dans le passé. Rob s'est lui-même qualifié de «raciste» lors d'un échange enregistré à son insu, tandis que son frère, lors d'un débat ces derniers jours, a proféré une série de clichés sur les Juifs qui a fait bondir l'auditoire.

Face au raz-de-marée de critiques, le lendemain, Doug Ford s'est défendu d'être antisémite, précisant alors que sa propre femme est juive. Une affirmation qu'il a dû préciser quelques heures plus tard, car sa femme, finalement, n'est pas juive...

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Toronto ne se reconnaît plus. Et c'est ce qui alimente la honte, au moment précis où la colère semble redescendre.

«La Ford Nation est moins solide, cette fois, confirme Renan Levine, professeur de science politique de l'Université de Toronto. D'abord parce que le mécontentement de la banlieue est moins fort. Ensuite parce que Rob Ford s'est discrédité aux yeux de certains de ses propres partisans.»

En poussant le bouchon un peu trop loin, les frères Ford semblent en effet avoir fait fuir certains électeurs. Ce qui n'est pas tout à fait surprenant quand on considère qu'ils ont miné la spécificité même de Toronto.

Qu'est-ce qui distingue la métropole canadienne des autres villes nord-américaines? Son ouverture, sa tolérance, son intégration. Très précisément ce sur quoi la famille Ford s'est essuyé les pieds.

On comprend mieux pourquoi ni Rob ni Doug n'ont reçu l'appui de qui que ce soit d'important à Toronto, cette fois (non, Mike Tyson n'est pas quelqu'un d'«important» à Toronto). Et pourquoi les sondages ne leur sont pas favorables.

Loin des 47% qui a permis à Rob Ford de gagner il y a quatre ans, Doug ne récolte que 29% des intentions de vote contre 43% pour John Tory (Olivia Chow est à 25%). Et plus éloquents, ces mêmes sondages révèlent que les deux tiers de l'électorat ont une image négative des Ford.

Une tendance qui pourrait bien les faire basculer dans leur propre fossé.