Lorsque je suis entré dans la salle, avec quelques minutes de retard, le temps semblait suspendu. J'ai vite compris pourquoi, même si j'avais manqué le verdict.

Au terme d'une dernière déclaration du juge, les constables spéciaux du palais de justice se sont approchés des trois accusés, ciblant d'abord Lino Matteo.

- Qu'est-ce que je fais avec mon sac à dos, avec mes affaires ? a demandé Matteo.

- Laissez tout ça là, lui a répondu un des constables.

Les agents ont alors passé les menottes au fraudeur, docile, avant de faire de même avec son complice aux yeux fuyants, John Xanthoudakis, communément appelé John X.

Quand est venu le moment de faire de même avec Ronald Weinberg, ironiquement, le menottage n'a pas été aussi expéditif. Pour une raison inexpliquée, les agents n'arrivaient pas à sceller les menottes autour des poignets de l'ex-PDG de Cinar, à l'image de ce système judiciaire qui a tant tardé à punir les gestes criminels de cet homme cupide.

Pendant de longues minutes, penché vers l'avant et les mains dans le dos, Ronald Weinberg s'est donc astreint à une séance humiliante, devant ses deux enfants, sa nouvelle conjointe et quelques témoins. Un constable spécial a même dû faire évacuer la salle pour couper court au malaise.

Ainsi donc se conclut ce long, trop long feuilleton de Cinar, cette entreprise qui a produit la populaire série animée Caillou, notamment.

Les accusés dorment maintenant en prison et on saura dans quelques jours pour combien d'années.

Pour le grand public, Ronald Weinberg et feu Micheline Charest étaient surtout connus pour avoir copié une des oeuvres du sympathique Claude Robinson. Ou encore pour avoir utilisé des prête-noms pour obtenir indûment des subventions du gouvernement fédéral destinées à leurs productions animées.

Mais la fraude la plus colossale, que seuls quelques journalistes financiers sont parvenus à couvrir, concernait le transfert illégitime de 122 millions US des coffres de Cinar vers des entreprises des Bahamas, entre 1998 et 2000. Ces transferts avaient été menés sous la direction de John Xanthoudakis, alors PDG du Groupe financier Norshield, de Montréal.

Quand le conseil d'administration de Cinar s'est rendu compte des transferts illicites aux Bahamas, au début de l'année 2000, John Xanthoudakis et son complice Lino Matteo ont réagi en catastrophe. Ils ont orchestré une série de fausses transactions pour maquiller les finances des entreprises des Bahamas, avec la complicité de Ronald Weinberg et de son chef des finances, Hasanain Panju.

Les fonds de Cinar, faut-il savoir, avaient été dispersés à droite et à gauche, le magot avait fondu et les documents justifiant les investissements étaient incomplets ou inexistants.

Jeudi, les trois accusés ont été principalement reconnus coupables en lien avec ces transferts non autorisés vers le paradis fiscal et le maquillage comptable qui s'en est suivi.

Outre l'affaire des Bahamas, Weinberg a été reconnu coupable dans trois autres dossiers non reliés, jeudi, ce qui révèle l'étendue de son comportement criminel.

D'abord, il a fraudé Cinar par le truchement de son compte personnel (Pro-Genesis), selon le jury. Ensuite, il a fraudé les investisseurs en recueillant leurs fonds sur la base d'un faux prospectus. Enfin, il a été reconnu coupable d'avoir concocté une transaction fictive pour doper les ventes de Cinar de 17 millions, en 1999, question de rassurer les investisseurs boursiers sur la santé de l'entreprise.

Ces comportements s'ajoutent à l'affaire des prête-noms pour des subventions fédérales et au plagiat de Claude Robinson, deux dossiers qui n'ont pas fait l'objet de plaintes criminelles.

John X et Lino Matteo ne sont pas en reste. En plus de Cinar, d'autres ont été victimes de leurs agissements. Par exemple, la Fondation Chagnon, l'Industrielle Alliance et les caisses de retraite des Villes de Laval, de Sherbrooke et de Chicoutimi avaient englouti des dizaines de millions dans Norshield, qu'elles ont perdus. Même la mafia a tabassé John Xanthoudakis pour récupérer son argent, c'est tout dire.

De son côté, Lino Matteo a fait perdre 120 millions à quelque 1600 petits investisseurs avec son entreprise Mount Real, en 2005, pour lequel un procès est encore en cours (il reprendra cet automne).

Bref, les trois accusés ont un dossier chargé, et le verdict est pleinement mérité.

Ce feuilleton débuté il y a presque 20 ans a été beaucoup trop long. Même si un appel de la décision du jury est prévisible, la conclusion de jeudi permet toutefois de saluer une grande victoire. Le jury, qui n'était pas composé d'experts en finances, a réussi à rendre un verdict clair sur un dossier long et très complexe, ce qui est de nature à donner confiance en notre système de justice.

Le grand public peut constater que ce ne sont plus seulement les voleurs à l'étalage qui sont punis, mais aussi les fraudeurs de grande envergure. Même s'il est difficile de leur passer les menottes...