En me rendant au bureau, jeudi matin, je croise des syndiqués qui sifflent leur mécontentement contre les compressions du gouvernement. Quelques minutes plus tard, j'apprends les détails de l'injection de 1,0 milliard US du gouvernement pour aider Bombardier. Quel choc, quel contraste !

Assurément, la population est stupéfaite par l'intervention du gouvernement, de loin la plus importante de l'histoire du Québec. Comment justifier que l'État avance autant d'argent à une entreprise privée, alors qu'il affame ses employés ?

Pour apprécier l'affaire, il faut se poser quatre questions sous quatre angles précis : la rentabilité de Bombardier, la place de l'entreprise au Québec, la justesse de l'intervention du gouvernement Couillard et, enfin, l'impact sur les salariés de l'État.

Première question : Bombardier est-elle réellement en difficulté ? À cet égard, la réponse est à l'évidence oui.

L'entreprise accumule les mauvaises nouvelles. Ses divisions de trains et d'avions sont faiblement rentables, en dépit des nombreuses compressions et des efforts de la direction. Hier, elle a annoncé un minuscule bénéfice trimestriel de 2 millions US, ce qui équivaut à 0,05 % de ses ventes.

Surtout, Bombardier flambe ses liquidités pour soutenir ce qu'elle considère comme son avenir depuis 2008 : les avions C Series. Les fonds lui viennent des investisseurs boursiers et des prêteurs institutionnels, essentiellement, car ses profits sont nettement trop faibles pour nourrir ses ambitions.

Le PDG, Alain Bellemare, a fait le tour du monde pour trouver un partenaire pour son programme C Series, mais sans succès. Imaginez, même le concurrent français Airbus a dit non. Dans ce contexte, certains croient que Bombardier devrait abandonner le C Series et se concentrer sur ses activités marginalement rentables.

Je ne suis pas de cet avis. Une organisation ne peut tout laisser tomber lorsqu'elle est si près du but. Et il est question d'un produit qui surpasse toutes les normes de l'industrie.

Certes, la demande d'appareils de la C Series est encore relativement faible, mais le secteur fait face à une conjoncture mondiale difficile et le faible prix du pétrole n'aide pas l'avion écoénergétique. Le contexte ressemble à l'industrie automobile il y a quelques années.

Deuxième question : le Québec peut-il se permettre de rester les bras croisés au risque de perdre Bombardier ? La réponse est clairement non.

Bombardier, faut-il le rappeler, c'est 17 000 employés au Québec et 65 000 dans le monde. La multinationale a un siège social solidement implanté à Montréal, elle est le moteur de notre industrie aéronautique et contribue à 2 % du PIB du Québec. Quelque 95 % de ses produits sont exportés et ses salaires, deux fois plus élevés que la moyenne québécoise, rapportent beaucoup d'impôts.

Le Québec n'a pas 50 entreprises du genre. Les quelques autres fleurons du Québec s'appellent Couche-Tard, CGI, SNC-Lavalin, Power Corporation ou Québecor. Le Québec a donc trop à perdre à ne rien faire pour Bombardier.

Troisième question : le Québec intervient-il de la bonne façon ? La réponse est moins nette.

Le gouvernement investit 49,5 % dans une nouvelle société dont le seul actif est le programme C Series. Les autres activités de Bombardier, rentables, ne s'y trouvent pas. Bien des experts jugent qu'il aurait été moins risqué d'investir dans la totalité de Bombardier - la mère - plutôt que dans la fille, qui pompe les liquidités et ne fait pas de profits.

La question est pertinente, mais on ne sait pas jusqu'à quel point Bombardier avait la latitude de diluer de nouveau le capital-action de la mère au détriment des actionnaires.

De plus, on ne sait pas si, advenant un emprunt au gouvernement plutôt qu'une injection en capital-action, Bombardier aurait rompu les ratios financiers exigés par les autres prêteurs.

Sous l'angle du gouvernement, le ministre de l'Économie, Jacques Daoust, fait valoir qu'il est préférable d'investir dans la fille, car la mère est surendettée et sa valeur comptable est... négative. Qui plus est, la fille a un bilan nettoyé et l'énorme déficit actuariel du régime de retraite des employés n'y a pas été transféré, dit-il.

Enfin, la fille hérite de 411 millions US d'actifs tangibles, dont l'usine de Mirabel, de même que des brevets pour un avion dont les tests pour une certification sont réalisés à 90 %.

Impact sur les fonctionnaires

Quatrième question : les salariés de l'État écoperont-ils ? Pas à court terme, mais peut-être à long terme.

Le milliard de dollars US (1,3 milliard CAN) que le gouvernement investira dans Bombardier sera emprunté et viendra donc grossir la dette du Québec. Il ne s'ajoutera pas au déficit annuel à court terme, hormis les intérêts sur l'emprunt, qui devraient se chiffrer à 32,5 millions CAN l'an prochain, en 2016-2017.

À plus long terme, le gouvernement pourrait devoir dégonfler une partie de son investissement si les affaires de la C Series ne décollent toujours pas, ce qui affecterait l'équilibre de ses finances. Par exemple, si la valeur marchande de l'entreprise C Series recule de 20 % après un an en raison de perspectives difficiles, le gouvernement devrait déprécier son placement de 200 millions et passer cette dépréciation à la dépense, au même titre que le salaire des fonctionnaires. Par contre, si les affaires décollent, les finances publiques en bénéficieront.

En somme, le Québec ne peut se permettre de perdre Bombardier, de même que l'Ontario et le fédéral ne pouvaient perdre Chrysler et GM durant la crise, ce qui a mené à une injection publique de 13,7 milliards CAN. Le pari est risqué, la manière est discutable, mais aucun des trois partis de l'opposition ne serait resté les bras croisés.