S'il est un sujet qui soulève les passions, c'est bien celui des paradis fiscaux. Bien des Québécois ont l'impression que l'argent des riches fuit dans les pays chauds, au détriment de nos finances publiques.

La fiscalité internationale est toutefois très complexe, et la quantification du phénomène l'est tout autant. Dans le cadre de la récente commission sur les finances publiques, le ministère des Finances du Québec a justement publié un imposant document sur le sujet et ses impacts sur notre économie.

D'abord, le document fait le point sur les États particulièrement accueillants pour les étrangers. Pour ce faire, le Ministère s'en remet notamment à une statistique révélatrice : la taille disproportionnée du secteur financier de certaines juridictions dans leur économie.

Plus précisément, le document fait état de l'ensemble des engagements financiers extérieurs de ces États par rapport à leur produit intérieur brut (PIB), appelé la position extérieure bancaire.

En moyenne, l'ensemble des pays dans le monde a une position extérieure bancaire qui atteint environ 1 % de son PIB. Or, cette proportion est de 4,2 % en Suisse et de 5,3 % au Royaume-Uni. Surtout, elle atteint 29 % du PIB au Luxembourg, 39 % à l'île de Man, 106 % aux Bahamas et...1291 % aux îles Caïmans !

Le Ministère donne également un aperçu de la croissance du phénomène, ces dernières années, en reprenant les données récentes de la Conférence des Nations unies sur les investissements directs étrangers dans certains États.

Ainsi, il appert que les îles Vierges britanniques sont le cinquième destinataire d'investissements étrangers, malgré leur très petite taille. L'archipel a reçu l'an dernier l'équivalent de 72 milliards US d'investissements étrangers, soit davantage que le Royaume-Uni (46 milliards US), une économie pourtant 3000 fois plus importante. Le Canada, pour sa part, reçoit environ 50 milliards US d'investissements étrangers par an.

Bien souvent, faut-il rappeler, les fonds investis dans de nombreux paradis fiscaux par les multinationales n'y restent pas ; ils y sont plutôt en transit vers des pays industrialisés. Entre autres, les entreprises font circuler les fonds d'un point A vers un point C en les faisant transiter par des pays B en raison des conventions fiscales avantageuses dont ils ne pourraient profiter en investissant directement de A à C.

Depuis 25 ans, les investissements cumulés des entreprises canadiennes dans les centres financiers extraterritoriaux (CFE) ont été multipliés par 22, à 199 milliards CAN, soit deux fois plus vite que l'ensemble des investissements à l'étranger (829 milliards), rapporte le Ministère.

Le constat est donc très limpide : le phénomène est préoccupant, à tel point que les pays de l'OCDE sont sur le point d'adopter des mesures coordonnées pour l'endiguer.

UN MILLIARD DE DOLLARS AU QUÉBEC

Maintenant, combien le Québec perd-il avec ces fuites fiscales ? Pour en faire une estimation, le Ministère a retenu les travaux de l'économiste Gabriel Zucman.

Selon son étude, publiée en 2014, les particuliers canadiens ont accumulé une fortune de 300 milliards CAN à l'étranger, et les pertes fiscales annuelles sont estimées à 6 milliards. « Ces pertes représentent les recettes fiscales qui auraient été obtenues si ces sommes avaient produit des revenus de placement au Canada », explique le Ministère.

Pour les pertes liées aux entreprises, le ministère des Finances s'en remet notamment à une estimation du Fonds monétaire international (FMI). Selon une étude préliminaire de cet organisme, les pertes d'impôts liées au transfert des bénéfices seraient de 5 %, en moyenne, ce qui équivaudrait à 200 millions pour le Québec.

Le FMI juge toutefois cette estimation de 5 % hautement spéculative et précise que cette proportion serait bien moindre dans les pays de l'OCDE que dans les pays en développement. Le Ministère indique que ses propres observations l'amènent à croire que les pertes seraient sous les 200 millions par an.

Bref, à la lumière des estimations, il est permis de penser que les pertes fiscales du Québec liées aux paradis fiscaux oscilleraient entre 800 millions et 1 milliard par an. Mes propres estimations du phénomène, détaillées dans une chronique de mars 2014, donnaient une perte fiscale annuelle variant entre 600 et 800 millions.

Il s'agit de sommes appréciables, que le gouvernement doit s'efforcer de récupérer. Néanmoins, il est utopique de penser qu'on pourra, un jour, colmater toutes les brèches fiscales, comme il est impensable de croire qu'on peut éliminer totalement les accidents de la route.

Et même si on y parvenait, les fonds récupérés seraient loin d'être suffisants pour régler tous nos problèmes de finances publiques, comme le croient certains. Un milliard de dollars, c'est 1 % du budget du Québec. Or, à elles seules, les demandes syndicales de hausses des salaires (4,5 % par an) représenteraient une ponction annuelle d'environ 1,7 milliard de dollars. Oups...