Un homme d'affaires m'a déjà reproché de ne pas jouer adéquatement mon rôle de journaliste lorsque je critique son entreprise. Il juge que je ne sers pas l'intérêt de la communauté en sortant des scoops sur son organisation, en étalant les subventions dont elle bénéficie ou en relevant ses problèmes de contrat.

Pour ce grand entrepreneur, mes nouvelles nuisent à son objectif de bâtir une organisation de grande envergure capable de faire grandir Montréal et le Québec. Bref, mes articles critiques nuisent au développement du Québec.

Et vous savez quoi? Je le crois sincère. Son travail a permis de créer une montagne d'emplois, de remplir les coffres du gouvernement et de faire rouler l'économie. Avec les années, toutefois, l'homme en est venu à confondre la mission de son entreprise avec les destinées de la société en général. Ses années de labeur passées à promouvoir son entreprise, à convaincre ses clients, à battre la concurrence ont fini par l'habiter à un point tel qu'il est devenu incapable de bien distinguer ses intérêts de ceux des autres.

Est-ce ce genre d'aveuglement qui frappe le député Pierre Karl Péladeau? Est-il possible qu'après avoir littéralement passé sa vie chez Québecor, l'homme ne distingue plus nettement ce qui est dans l'intérêt de la société en général et dans celui de l'entreprise qu'il contrôle?

La question mérite d'être posée. Sinon, comment expliquer qu'un homme de son intelligence puisse être intervenu politiquement, au nom du nationalisme économique, pour favoriser Québecor dans une transaction? Comment est-il possible qu'il n'ait pas constaté le flagrant conflit d'intérêts dans lequel il se plaçait?

Rappelons les faits. L'entreprise Vision Globale, propriétaire des principaux studios de cinéma au Québec, est à vendre. Deux offres sont sur la table: la première, plus généreuse, vient du fonds américain Clearlake Capital et la seconde, moins intéressante, a été déposée par Québecor. Vision Globale est en partie détenue par le bras financier du gouvernement, Investissement Québec.

Le 2 juillet, en commission parlementaire, Pierre Karl Péladeau a demandé au ministre de l'Économie, Jacques Daoust, d'intervenir pour faire en sorte que Vision Globale reste en mains québécoises ou, autrement dit, que le gouvernement favorise Québecor.

Il ne s'agissait pas de sa première intervention. Deux mois plus tôt, Pierre Karl Péladeau avait passé un coup de fil à un dirigeant d'Investissement Québec pour promouvoir la proposition de Québecor, selon mon collègue Denis Lessard.

Vous savez quoi? Je pense que Pierre Karl Péladeau, alias PKP, est sincère. Comme nationaliste, il croit que le Québec a tout intérêt à conserver la propriété des studios de cinéma. Et il a probablement de bons arguments.

Mais là n'est pas la question. En tant que politicien, PKP ne peut pas intervenir privément ou publiquement dans une transaction pour favoriser l'entreprise dont il est toujours actionnaire de contrôle. Comment savoir alors s'il défend les intérêts du Québec ou ceux de Québecor? Les deux se confondent.

Les intérêts de Québecor sont grands dans cette transaction. L'entreprise qui détient Vidéotron, TVA, Le Journal de Montréal et Le Journal de Québec ajouterait une corde à son arc de la convergence. Les studios de Vision Globale (anciennement Studio Mel's) peuvent accueillir des productions à grand déploiement ou des spectacles. Mais n'y a-t-il pas risque de «monopolisation» de la production?

Déjà, il y a trois ans, des gens de l'industrie se plaignaient de la faible concurrence dans la location d'équipements de cinéma. Dans un rapport, la SODEC avait d'ailleurs fait le constat de la «situation de quasi-monopole» et de ses effets négatifs sur l'industrie du cinéma et de la télévision. Or, si la situation était monopolistique à l'époque, ne le serait-elle pas davantage avec le géant Québecor comme propriétaire?

En somme, il n'est pas clair qu'il est dans l'intérêt du Québec et du milieu de la culture de voir Québecor s'emparer du principal propriétaire de studios et locateur d'équipements du Québec. PKP confond les enjeux, à moins qu'il n'ait sciemment bafoué les règles d'éthique.

Cette affaire nous fait mieux comprendre les déclarations de Jean-François Lisée contre le double rôle de PKP et la motion de la CAQ adoptée à l'Assemblée nationale. Certes, Lisée, la CAQ et les libéraux ont d'évidentes motivations politiques à mettre Pierre Karl Péladeau dans l'embarras. Il reste que la motion exigeant qu'il se départe de ses actions de Québecor soulève un réel problème.

S'il devient chef du PQ ou premier ministre, que fera PKP lorsque les intérêts du Québec croiseront ceux de Québecor? Si le gouvernement fédéral change les règles du jeu et nuit à Vidéotron ou à TVA, comment réagira l'homme d'affaires comme actionnaire de contrôle de l'entreprise?

Et même s'il promet de ne pas intervenir, est-il admissible qu'un premier ministre se freine à réagir à une question d'importance nationale parce qu'il est en conflit d'intérêts?