Pas de doute, le gouvernement devait «passer la gratte». Et il doit encore le faire: trop de particuliers et d'entreprises fraudent impunément le fisc sans se soucier des conséquences sur les services publics.

Depuis 20 ans, j'ai d'ailleurs été l'un des plus ardents pourfendeurs des resquilleurs fiscaux. Encore récemment, je rapportais l'offensive menée par l'Agence du revenu du Québec (ARQ) contre plusieurs restos La Belle Province, où des propriétaires d'origine grecque rivalisent d'imagination pour frauder le fisc, notamment en tenant une double comptabilité.

Malheureusement, en répondant aux objectifs ambitieux du gouvernement, le fisc provoque des dégâts. Comme si la «gratte» qui pousse la neige l'hiver arrachait aussi les bornes-fontaines, les haies et les dos-d'âne. D'accord, on veut une rue déneigée, mais à quel point?

«Le combat contre la fraude fiscale détruit des entreprises et des vies», dénonce Yacine Agnaou, l'avocat de la firme Dupuis Paquin qui a défendu Jean-Yves Archambault et son entreprise Groupe Enico dans leur croisade contre Revenu Québec.

Et quelle croisade ! Depuis 2007, Jean-Yves Archambault se bat à armes inégales contre l'agence. Elle lui réclamait 1,8 million, mais en fait, il devait 175 000 $. Ces réclamations ont fait fuir les banquiers et provoqué la fermeture de l'entreprise florissante.

Revenu Québec a fini par empocher quelque 200 000 $, en incluant intérêts et pénalités, mais M. Archambault a poursuivi l'organisme pour comportements abusifs et cette semaine, il a gagné. Le jugement critique très sévèrement le travail de Revenu Québec. Et il la condamne à verser près de 4 millions de dollars à Jean-Yves Archambault et à son entreprise, dont 2 millions en dommages punitifs, plus les intérêts.

«Il y a une faute caractérisée et des agissements abusifs et malveillants de Revenu Québec. Les demandeurs ont fait la démonstration d'une incurie grave équivalente à un abus de pouvoir. La conduite téméraire de Revenu Québec équivaut à de la mauvaise foi», écrit le juge Steve J. Reimnitz, dans son jugement de plus de 200 pages.

Selon les faits, l'Agence a continué de défendre sa cotisation abusive même si elle savait que le principal employé responsable avait commis une faute, gonflé la réclamation et été mis à la porte !

Le juge dénonce, entre autres, l'existence de quotas de cotisation imposés aux employés de Revenu Québec. «Si on récompense un fonctionnaire pour les montants qu'il récupère, on l'incite à en récupérer plus, au risque que cela ne biaise son jugement», écrit-il.

L'un des problèmes que soulève cette cause est la démesure de moyens. Même s'il a raison, le simple citoyen ne peut se défendre contre l'État en raison des coûts énormes de la justice. Parfois, les avocats acceptent de se faire rémunérer selon le pourcentage potentiel de gain, mais dans le cas du fisc, la plupart du temps, il n'y a pas de gain possible, seulement une facture moindre.

Avant mai 2012, la cause avait coûté plus d'un million de dollars à Jean-Yves Archambault. Le cabinet Dupuis Paquin a accepté d'être rémunéré à pourcentage parce que Jean-Yves Archambault espérait obtenir des dommages en Cour supérieure.

Pour avoir la garantie d'être payé, le cabinet a signé « un contrat de cession de créances » avec M. Archambault, qui donne au cabinet une priorité sur ses gains dans cette affaire. Or, Revenu Québec a contesté ce contrat devant les tribunaux et, autrement dit, a tenté de lui couper des possibilités de financer sa poursuite. La contestation est rendue devant la Cour suprême.

Selon l'avocat fiscaliste Paul Ryan, l'offensive de l'Agence du revenu du Québec ces derniers temps «fait très mal dans le marché et menace l'expansion ou la survie de nombreuses entreprises».

Selon lui, la vaste majorité des problèmes sont liés au paiement de la TPS et de la TVQ, qu'administre l'agence. En effet, contrairement aux règles qui prévalent pour l'impôt sur le revenu, les contribuables doivent d'abord payer la facture et contester ensuite quand il s'agit de la taxe de vente. Ce fut le cas d'Enico, entre autres.

Pour se payer, le fisc fait parfois des saisies ou gèle le remboursement de crédits d'impôts, ce qui prive l'entreprise de liquidités essentielles et la place en situation précaire. «Ça ressemble à du chantage», dit Yacine Agnaou.

Dans une autre cause gagnée cette semaine par Systèmes intérieurs GPBR contre Revenu Québec, le coeur du débat porte plutôt sur le présumé devoir qu'ont les entreprises d'enquêter sur leurs fournisseurs pour s'assurer qu'ils montrent patte blanche en matière de TPS-TVQ. Le juge rejette cette exigence. Revenu Québec conteste cette cause en appel, tandis qu'elle analyse le dossier Enico pour voir si elle ira en appel d'ici le 23 novembre.

Bref, le fisc «passe la gratte», comme il se doit, mais le gouvernement doit s'assurer qu'il n'arrache pas tout sur son passage.