La scène se déroule dans une chambre d'hôtel de Montréal. Un banquier suisse, en voyage d'affaires, discute avec un client fortuné, appelons-le monsieur A. Le client veut déposer 100 000$ dans son compte outre-mer sans se faire pincer par les autorités.

Comme convenu, monsieur A a apporté avec lui une valise remplie de billets de banque. Il la remet au banquier. Le banquier compte le tout, les deux signent les papiers et monsieur A part, satisfait.

Quelques minutes plus tard, un autre client frappe à la porte, monsieur B. Cette fois, monsieur B veut retirer 100 000$ de ses fonds placés en Suisse. Le banquier lui remet la valise de monsieur A, lui fait signer les papiers et le tour est joué.

Cette scène n'est pas tirée d'un roman. Elle m'a été racontée par un financier d'expérience en novembre 2008. La source a fait ce genre de transactions à quelques reprises et affirme qu'elles sont relativement courantes au Canada et aux États-Unis.

Vous avez compris l'astuce? En faisant ces deux opérations à Montréal, le banquier suisse n'a pas à transporter d'argent liquide dans l'avion. De plus, aucun enregistrement du transfert électronique n'est nécessaire. De retour en Suisse, il débite et crédite les comptes de ses deux clients et jamais les autorités ne sont informées de l'affaire.

Hier, la planète a été secouée par un scoop retentissant sur les paradis fiscaux. Malgré le truc des chambres d'hôtel, malgré l'utilisation de sociétés-écrans ou le recours aux avocats comme paravents, des milliers de contribuables fortunés risquent maintenant de se retrouver sur la sellette.

D'anciens salariés de deux entreprises de services financiers, Portcullis TrustNet et Commonwealth Trust Limited, ont divulgué une montagne de documents informatiques au Consortium de journalistes d'investigation américains ICIJ, de Washington. L'ICIJ a partagé les documents avec 37 médias de partout dans le monde, dont Radio-Canada.

Les renseignements concernent des dizaines de milliers de contribuables de 170 pays qui ont des comptes dans 10 paradis fiscaux. Quelque 450 contribuables canadiens figureraient sur la liste, dont 46 du Québec, 162 de l'Ontario, 30 de l'Alberta et 201 de la Colombie-Britannique. Le mari d'une sénatrice - un avocat de la Saskatchewan - s'y trouve. Wow!

La nouvelle surprend par son ampleur, d'autant plus qu'il s'agit des clients de seulement deux firmes.

Essentiellement, trois types de contribuables ont recours aux paradis fiscaux. Il y a des multinationales qui veulent utiliser une structure fiscale efficace pour investir dans un pays tiers. Il y a les criminels qui veulent blanchir des fonds. Et il y a des familles fortunées qui utilisent les paradis fiscaux pour réduire leur facture fiscale ou mettre leur argent à l'abri des créanciers.

L'affaire Offshore Leaks viserait surtout les deux dernières catégories. Les noms des contribuables impliqués sont dévoilés au compte-gouttes. L'ICIJ affirme qu'après avoir épluché les documents durant sept mois, elle a retracé les noms de fraudeurs de Wall Street, de Toronto et de Moscou.

Je ne connais pas les noms des Canadiens qui se trouvent sur la liste. Je ne sais pas si les noms de monsieur A et de monsieur B s'y trouvent. Ce que je sais, par contre, c'est que de nombreux Québécois ont eu recours à ces paradis ensoleillés libres d'impôt au cours des dernières années.

Vous voulez des noms? En voici. Dans la première catégorie, celle des fraudeurs, il y a Ronald Weinberg (Cinar), John Xanthoudakis (Norshield), Lino Matteo (Mount Real), Vincent Lacroix (Norbourg), Earl Jones, l'ex-avocat Jacques Matte et le gourou Nil Lapointe (Tanzanite) .

Encore des noms? L'entrepreneur en construction Francesco Bruno et ses deux complices de Revenu Canada, Antonio Girardi et Adriano Furgiele. Ils avaient fait affaire avec Martin Tremblay, des Bahamas.

Dans la deuxième catégorie, celle des fortunés qui ont cherché à économiser de l'impôt, il y a la famille Stroll, de Mont-Tremblant (Jeans Tommy Hilfiger), la famille Olivieri, de Westmount (ex-proprio des Patins Bauer), la famille Rémillard, de Montréal (canal V) et le promoteur immobilier Claude Charron, de Montréal.

D'autres noms sont venus à nos oreilles, certains très connus, d'autres moins, mais gardons-nous une petite gêne.

Ce qui surprend, avec les paradis fiscaux, c'est pourquoi des gens d'affaires par ailleurs honorables, y ont recours. D'accord, c'est pour économiser de l'impôt, protéger son patrimoine, être au-dessus des États. Mais la question se pose: combien d'argent les ultra-riches doivent-ils gagner pour être enfin satisfaits? Combien de voitures, de maisons, de bateaux leur faudra-t-il pour juger qu'enfin, ils doivent payer leur dû?

Quand se décideront-ils à passer un coup de fil à Revenu Canada pour faire une déclaration volontaire? Préfèrent-ils que les médias publient leur nom sur une liste?