Ça fait environ 40 ans que des médecins québécois facturent des frais accessoires sans que le gouvernement fédéral n'intervienne pour que le Québec mette fin à cette pratique qui contrevient pourtant à la Loi canadienne sur la santé. Comment expliquer alors que ce ne soit que maintenant qu'Ottawa décide de sévir ?

La réponse est simple. Parce qu'on est en 2016 ! On assiste à un virage avec l'arrivée au pouvoir de Justin Trudeau. Pas par intransigeance fédérale, ce n'est pas ce qui est en jeu, du moins dans ce dossier, mais parce que son gouvernement veut défendre avec plus de vigueur que ses prédécesseurs les valeurs qui sont enchâssées dans cette loi. C'est une mauvaise nouvelle, et pas seulement pour le Québec, parce que cette loi canadienne est un vestige d'un autre âge qui ne nous rend pas service.

La ministre fédérale de la Santé, Jane Philpott, a ainsi envoyé le 6 septembre une lettre à son homologue québécois, Gaétan Barrette, pour le féliciter de sa décision d'abolir les frais accessoires, et pour lui rappeler du même coup que, comme cette pratique contrevient aux principes de la Loi canadienne sur la santé, elle avait l'intention de déduire du transfert fédéral en santé le montant des frais accessoires qui ont été facturés au Québec pour 2014-2015.

UN HÉRITAGE DE PIERRE ELLIOTT TRUDEAU

Cette escarmouche nous force à revenir sur cette fameuse Loi canadienne sur la santé, dont les fondements remontent aux années 60, mais qui a été votée en 1984, à la toute fin du dernier gouvernement de Pierre Elliott Trudeau. Cette loi, pilotée par la ministre Monique Bégin, précisait les cinq critères que les provinces doivent respecter pour pouvoir toucher les subventions fédérales : être de gestion publique, accessibles (et donc sans frais), universels, intégraux et transférables d'une province à l'autre. La loi avait été justement formulée pour mettre fin, avec un mécanisme de pénalités, à la surfacturation et aux frais modérateurs qui commençaient alors à se multiplier. Les frais accessoires contreviennent très clairement au principe de la gratuité parce qu'ils forcent le patient à payer de sa poche pour un service de santé en principe assuré par l'État.

UNE LOI PLUS IDÉOLOGIQUE QUE MÉDICALE

Le terme même de loi peut toutefois prêter à confusion parce qu'il suggère qu'une province qui contrevient à cette loi fait quelque chose d'illégal. Ce n'est pas le cas. Il s'agit d'une loi de nature purement politique. Une province qui s'en écarte ne fait rien d'autre que de ne pas respecter des critères de financement établis par le gouvernement fédéral. Elle a parfaitement le droit de le faire. Comme Ottawa a ensuite parfaitement le droit de réagir en réduisant ses subventions.

Le deuxième élément de confusion tient au fait que bien des gens estiment que cette loi définit les paramètres de ce que doit être un bon système de santé, et qu'on s'écarte de cet idéal en contrevenant à ses principes. Le bien et le mal. Mais les principes que défend cette loi reposent bien davantage sur des considérations idéologiques que sur des considérations médicales. Le système canadien repose sur une prémisse voulant que la seule façon de s'assurer que tous les citoyens aient accès à des soins de qualité consiste à imposer la gratuité et l'universalité dans un cadre purement public. Cette conception est fragile, pour deux raisons.

UNE LOI UNIQUE DANS LE MONDE INDUSTRIALISÉ

D'abord, aucun autre pays industrialisé, y compris les pays européens de culture sociale-démocrate, n'a fait ce choix. Les systèmes de tous les pays industrialisés bafouent les principes de la loi canadienne que défend la ministre Philpott, soit parce qu'on y trouve des tickets modérateurs, la présence de cliniques ou d'hôpitaux privés, la coexistence d'une pratique médicale publique et privée, etc. Bien sûr, cela ne suffit pas comme argument. Le Canada pourrait avoir raison et être le seul pays à avoir le pas.

Cependant, et c'est mon deuxième point, la méthode unique du Canada ne tient pas ses promesses. Par exemple, le Commonwealth Fund, une fondation privée qui fait autorité à travers le monde, assez pour que le Commissaire à la santé et au bien-être du Québec participe à ses enquêtes, a classé le Canada 10e dans une comparaison de 11 pays riches, où les États-Unis arrivent au dernier rang. Le Canada est 9e pour la qualité, 10e pour l'efficacité, 11e pour les délais et 9e pour l'équité.

SANS RÉSULTATS EN TERMES D'ÉQUITÉ

En somme, avec ses critères de justice sociale très poussés, le Canada a non seulement un système de santé moins performant, mais il ne réussit même pas à bâtir un système plus juste. La France, même si elle commet trois sacrilèges - ticket modérateur, surfacturation, hôpitaux privés -, réussit à être au premier rang en termes d'équité.

UN CARCAN AUX NOMBREUX EFFETS PERVERS

Cela tient en grande partie aux effets pervers qu'engendre notre loi dogmatique. D'abord, sa rigidité a entraîné la création d'un système à deux vitesses. Une médecine gratuite et publique pour ce qu'on définissait comme les soins de santé à l'époque de sa promulgation - médecins et hôpitaux. Et un système à l'américaine, peu soutenu par l'État pour tout le reste - dentistes, soins des yeux, physiothérapie, psychologie, tests diagnostiques, etc. Ensuite, cette rigidité a nourri l'hypocrisie et l'exploitation anarchique des zones grises, comme les frais accessoires. Enfin, ce carcan politique, idéologique et légal décourage l'innovation.

AU COEUR DE L'IDENTITÉ CANADIENNE

Mais pourquoi le Canada tient-il tant à cette loi bancale ? Parce que le système de santé joue, au Canada anglais, le rôle que le modèle québécois joue au Québec. C'est un des principaux fondements de l'identité canadienne, c'est ce qui la distingue de celle des États-Unis. Toucher à cette loi, c'est menacer l'âme canadienne, d'où le besoin de garde-fous infranchissables pour protéger le Canada contre une dérive à l'américaine.

Ce qui est étonnant, c'est que le Québec, même s'il s'oppose aux incursions du fédéral en santé, un domaine de compétence provinciale, a toujours adhéré à ces principes imposés par Ottawa, pas pour des raisons identitaires toutefois, mais au nom de ses valeurs de solidarité. Surtout notre gauche, pesante dans les débats publics. Pensons à l'intervention surréaliste d'Amir Khadir, député d'un parti souverainiste, Québec solidaire, qui a réclamé avec ses alliés l'intervention du gouvernement Trudeau pour mettre le ministre Barrette au pas dans le dossier des frais accessoires.

UNE « CONVERSATION » À ENTREPRENDRE...

Le ministre Barrette peut bien sûr dénoncer les intentions de Mme Philpott. C'est du jeu politique à court terme. Mais la vraie bataille consisterait à amorcer une conversation, pour reprendre l'expression si en vogue à Ottawa, sur la loi canadienne, ses fondements, ses limites, ses effets pervers.