« L'économie du partage, c'est le partage avec qui ? L'argent qui va aux Bahamas ? » Cette phrase, lancée par le maire Denis Coderre pour saluer la décision du gouvernement Couillard de dire non à Uber, on l'a entendue de 100 façons depuis quelques mois. Le fait qu'Uber ne paie pas ses impôts est devenu un argument massue pour ceux qui s'opposaient à sa venue.

On peut comprendre pourquoi. Sur un fond d'indignation post-Panama Papers, l'argument permet de transformer le débat sur le transport collectif en débat moral, en opposant le bien et le mal, les bons et les méchants, de modestes artisans contre une multinationale détestable.

Cela n'est pas faux. Uber est une multinationale qui n'a rien d'exemplaire. Mais est-ce que le caractère sympathique ou non d'une entreprise doit être un critère de choix déterminant ? Surtout quand on applique ces arguments moraux dans le cas d'Uber, et pas aux autres entreprises à qui l'on pourrait faire les mêmes reproches ?

Derrière ces considérations morales, ou plutôt moralistes, on trouve beaucoup d'ignorance et de confusion qui deviennent une forme de désinformation.

Voilà pourquoi j'aimerais décortiquer ces arguments fiscaux, pas pour défendre Uber, mais pour introduire un peu de cohérence et de rigueur factuelle dans le débat.

Il y a trois enjeux fiscaux distincts dans le cas d'Uber : le traitement de la TPS-TVQ, le paiement des impôts sur les profits et le recours à des paradis fiscaux. Regardons-les un à un.

D'abord la TPS-TVQ. Les chauffeurs d'Uber ne perçoivent pas ces taxes auprès de leurs clients. C'est une forme claire de concurrence déloyale envers le taxi traditionnel, parce qu'en partant, Uber peut réduire la somme de la course de 15 %. C'est pourquoi toute formule qui permettrait à Uber de fonctionner au Québec devrait imposer aux chauffeurs l'obligation de percevoir ces taxes, comme cela s'est fait à Toronto.

Mais il y a des nuances à faire. Cette pratique ne constitue pas de l'évasion fiscale. Il ne s'agit pas d'argent qu'Uber a gagné et cache au fisc, mais plutôt d'un refus de jouer le rôle de percepteur fiscal pour le gouvernement, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Il faut ajouter qu'Uber avait quand même un argument valide pour agir ainsi, le fait que les travailleurs autonomes qui gagnent moins de 30 000 $ par année - le cas de la plupart des chauffeurs d'Uber - ne sont pas tenus de percevoir ces taxes.

Je tiens à ajouter quelque chose. Selon le ministère des Finances, l'évasion fiscale dans l'industrie du taxi traditionnel atteint 75 millions, parce que des centaines de millions ne sont pas déclarés au fisc. Cela signifie entre autres que des chauffeurs, qui perçoivent la TPS-TVQ puisqu'elle est incluse dans le prix affiché au taximètre, mettent dans leur poche de l'argent qui est dû au gouvernement. Voler la TPS, c'est pire que ne pas la percevoir. C'était assez audacieux de la part du lobby du taxi d'invoquer la probité fiscale avec un tel squelette dans le placard.

Deuxième enjeu, le fait qu'Uber ne paie pas d'impôt sur ses revenus. C'est probablement vrai. Mais dans la confusion, on oublie de dire que la chose est habituelle dans le cas des multinationales, y compris celles qui respectent scrupuleusement l'esprit et la lettre des lois fiscales. En principe, une entreprise doit payer ses impôts là où elle a réalisé ses profits.

Dans le cas de Volkswagen, ce sera sans doute en bonne partie en Allemagne ; pour la C Series de Bombardier, ce sera ici, tout comme pour les BIXI installés à Chicago par une entreprise québécoise. Et si l'homme d'affaires français Vincent Bolloré, que le maire Coderre a rencontré à Paris, implantait ses voitures électriques Vélolib à Montréal, il y a de bonnes chances que les impôts soient versés outre-Atlantique. L'argument est donc creux, à moins qu'on soit contre les multinationales, les nôtres et celles des autres.

Le troisième enjeu, c'est le recours à des paradis fiscaux. Un grand nombre de multinationales réussissent, grâce à des architectures créatives, à déplacer leurs profits dans des filiales situées dans des pays où les taux d'imposition sont très bas. C'est un problème majeur qu'il faut combattre, comme le fait l'OCDE.

Il est encore plus marqué dans le monde des technos où il n'y a pas de production physique et où l'on peut facilement déplacer les licences. Uber, une entreprise californienne, se retrouve ainsi aux Pays-Bas et aux Bahamas. Mais Apple est en Irlande, Amazon et Fiat au Luxembourg, Starbucks aux Pays-Bas, Google aux Bermudes. Pourquoi cibler Uber et pas les autres ?

Ce qu'on a vu à l'oeuvre, depuis quelques mois, c'est donc une forme de morale à géométrie variable.

Elle a ceci d'intéressant, d'un point de vue sociologique, qu'elle nous révèle encore une fois la présence de valeurs et de traits de caractère bien ancrés dans la psyché québécoise, une forme de populisme colorée de peur de l'étranger et d'anticapitalisme primaire.