Le Panamá est connu pour son canal. On découvre maintenant ses égouts. Les Panama Papers, cette masse de 11,5 millions de documents confidentiels sur la création de sociétés paravents par le cabinet panaméen Mossack Fonseca, rendus publics par le Consortium international des journalistes d'investigation, nous permettent de découvrir ce que l'on pourrait appeler la géographie de la turpitude. La corruption des proches du pouvoir en Russie ou au Brésil, l'accumulation de richesse des monarques ou des dictateurs, comme le président Assad de Syrie, les secrets honteux du premier ministre islandais.

Le Canada, heureusement, semble absent de ce palmarès : pas de révélations croustillantes sur nos concitoyens riches et célèbres, pas de politiciens éclaboussés. Mais avant de se réjouir trop vite, il faut se rappeler que les paradis fiscaux et les sociétés paravents ne sont que la pointe de l'iceberg, les éléments les plus visibles d'un phénomène beaucoup plus vaste auquel ni le Canada ni le Québec n'échappent.

Le problème, c'est que la richesse mondiale ne contribue pas adéquatement à l'effort fiscal.

Un ensemble de valeurs, de lois, d'absence de lois, de pratiques parfois légales, parfois illégitimes, parfois franchement criminelles, de mécanismes internationaux, d'outils de communication font en sorte qu'une portion importante des revenus échappe au fisc des pays souverains. Cela engendre des problèmes évidents d'équité fiscale, aggrave les inégalités sociales, menace la santé financière des États.

Pour commencer, en toile de fond, les inégalités de revenus. Elles ont augmenté dans les pays industrialisés depuis un quart de siècle avec la croissance des revenus du fameux 1 % au haut de l'échelle, et surtout le un dixième de un pour cent. Une étude fort intéressante des économistes Thomas Lemieux et W. Craig Riddell, dans un chapitre d'un ouvrage de l'Institut de recherche en politiques publiques, Income Inequality : The Canadian Story, montre que les grands gagnants sont les cadres supérieurs d'entreprises, et ceux qui évoluent dans les secteurs des finances, du pétrole et des services aux entreprises - avocats, comptables.

Selon les auteurs, ils profitent d'une rente économique, c'est-à-dire leur capacité collective d'obtenir des rémunérations supérieures à la valeur réelle de leurs services. Au nom de la concurrence ou de la surenchère mondiale, on a fini par tolérer, plus aux États-Unis et au Canada qu'en Europe, des écarts de revenus qui semblaient autrefois inacceptables.

Deuxièmement, notre système fiscal a du mal à percevoir sa juste part de ces revenus. On assiste maintenant à un retour du balancier avec l'alourdissement du fardeau fiscal au haut de l'échelle, tant au Québec qu'au Canada, ce qui n'est pas nécessairement la meilleure réponse. Le problème vient plutôt du système lui-même, avec sa multiplicité d'avantages fiscaux qui profitent surtout aux hauts revenus, au traitement différent de certaines formes de revenu, à la complexité des lois fiscales qui facilitent la multiplication des privilèges et des échappatoires.

Troisièmement s'ajoute l'évasion fiscale pure et simple. Un document du ministère québécois des Finances en distingue quatre formes : la non-déclaration de revenus légaux, comme le travail au noir dans la construction, la dissimulation de revenus illégaux, la désobéissance aux règles fiscales - fausses factures, etc. -, ainsi que l'évitement, défini comme une interprétation des règles fiscales à la limite de la légalité qui ne respecte pas l'esprit de la loi. Le Ministère évalue à 3,0 milliards les pertes fiscales pour le Québec dues à l'économie au noir.

Quatrièmement, l'optimisation fiscale, pour reprendre le terme de l'OCDE, permet à des individus fortunés ou surtout à de grandes entreprises multinationales de déplacer leurs revenus pour payer moins d'impôt. À petite échelle, un Français peut devenir résidant belge pour éviter les mesures fiscales du président Hollande. Des entreprises choisissent l'Irlande en raison de ses bas taux d'imposition.

Mais surtout, les entreprises, à travers des filiales et grâce à une comptabilité « agressive », transfèrent leurs revenus vers des pays complaisants.

Selon l'OCDE, ces stratégies privent les États de revenus annuels variant entre 100 et 240 milliards. Au Québec, on évalue cette perte à 200 millions. L'OCDE a lancé un projet ambitieux de lutte « contre l'érosion de la base d'imposition et les transferts de bénéfices ».

Cinquièmement, les paradis fiscaux sont plutôt un aboutissement qu'un point de départ. Leur attrait tient à des impôts très faibles, au secret bancaire, à la non-collaboration avec les gouvernements sérieux. Et ils servent à bien des choses, le plus souvent légitimes : planification fiscale légale, cadre règlementaire souple, discrétion. Mais ces juridictions offshore sont aussi le canal privilégié pour l'évasion fiscale, le blanchiment d'argent et les activités illicites. Le Québec perdrait 800 millions par année à cause des paradis fiscaux.

Oui, il faut faire pression sur les pays complaisants, lutter contre le secret bancaire des paradis fiscaux, multiplier les ententes internationales pour lutter contre les transferts de bénéfices. Mais le gros du travail commence ici.