La plupart des Québécois ont ressenti un petit pincement au coeur en apprenant que les Rôtisseries St-Hubert allaient être achetées par Cara, un géant ontarien de la restauration. Mais il faut être capable de bien décoder nos émotions.

Ce pincement, c'est un sursaut de nostalgie pour une chaîne de restaurants qui est devenue une institution. Une entreprise familiale québécoise, née dans les années  50, qui a bâti un petit empire avec un produit qui n'existe pas ailleurs sur le continent, le poulet rôti à la broche. Ces restos font assez partie de notre vie quotidienne pour que chaque génération se souvienne de leurs messages publicitaires. Je suis de l'époque du « Dring, dring, dring, que désirez-vous ? ». Assez aussi pour que le Québec se divise en deux camps, crémeuse contre traditionnelle.

Mais il ne faut pas confondre nostalgie et économie. St-Hubert n'est pas un actif stratégique.

C'est plutôt une petite chaîne de restauration familiale, limitée par son incapacité à exporter son concept hors duQuébec, mais qui a toutefois réussi à développer la vente de ses produits aux épiceries. Aussi attachante soit son histoire, j'ai beaucoup de mal dans son cas à utiliser le mot fleuron, un terme qu'on galvaude pour l'utiliser indifféremment pour un géant mondial du transport comme Bombardier et pour une entreprise qui vend du poulet.

Et surtout, cette transaction ne change à peu près rien. Les restaurants resteront les mêmes, Cara n'ira pas jouer dans la recette de la sauce. Pas de changements pour les employés. Un risque réel toutefois que, malgré les promesses, le centre de décision se déplace progressivement vers Toronto. Mais St-Hubert n'est pas un centre financier mondial aux activités de siège social développées. Par contre, le potentiel de croissance sera plus grand sous le giron de Cara, notamment pour les produits d'épicerie. Dans l'ensemble, une transaction meilleure pour l'économie et les emplois que le statu quo, celui d'une entreprise familiale à la direction fatiguée.

On en serait probablement resté à la nostalgie si le débat politique partisan, avec ses excès, n'avait pas gonflé l'affaire. François Legault, le chef de la CAQ, reprenant son slogan de « l'économie de succursales », a lancé que « ça vient confirmer un déclin tranquille de l'économie québécoise ». Le chef péquiste Pierre Karl Péladeau, avec beaucoup moins de retenue, a évoqué « un continuum de l'abandon et de l'absence de politique et de stratégie économique de la part du gouvernement Couillard ».

Comme le veut la tradition, il s'agissait donc d'attribuer la responsabilité de cette vente - et non pas de ce départ, comme on l'a trop souvent dit - au gouvernement en place. Dans ce cas-ci, il fallait étirer pas mal l'élastique, parce que la vente s'explique par des considérations internes, le problème hélas récurrent de l'absence de relève dans les entreprises familiales, et non pas par des politiques gouvernementales - climat politique, fiscalité, réglementation. Deux sociétés d'État, la Caisse de dépôt et placement et Investissement Québec, ont même eu des discussions avec St-Hubert.

Ce ne sont pas les critiques de l'opposition qui me dérangent. Ça fait partie de la game. Ce qui m'inquiète, ce sont les messages que véhiculent ces critiques, surtout celles de M. Péladeau qui répète en substance que la Caisse de dépôt aurait dû agir, ce qui n'est pas étonnant de sa part, lui qui a bénéficié des largesses de la société d'État. « Nous avons tout ce qu'il faut au Québec pour les garder », a-t-il dit, ajoutant que « si c'est vrai pour CGI », ce l'est aussi pour les autres entreprises. Dans le cas qui nous occupe, cela signifie que la Caisse aurait dû mettre plus d'argent sur la table que Cara pour empêcher la transaction, même si la Caisse ne pouvait créer les mêmes synergies que l'entreprise ontarienne.

Une image m'est venue à l'esprit. Celle d'un guichet automatique avec un bouton « fleuron ». Appuyez dessus et l'argent sort du tiroir. Comme si la Caisse de dépôt était une sorte de « pot » à la disposition des entrepreneurs fatigués qui veulent qu'on les rachète à gros prix.

Mais j'ai du mal avec la conception statique de l'économie qu'expriment ces sursauts d'indignation, une culture du patrimoine où posséder est plus important que développer, le passéisme où la nostalgie tient lieu de stratégie, la vision à oeillères où on ne regarde qu'un côté de la médaille, les ventes d'entreprises québécoises.

Il y a quelques semaines, Alimentation Couche-Tard a fait l'acquisition de 279 postes d'essence-dépanneurs d'Esso, surtout en Ontario, une énorme transaction de 1,69 milliard, trois fois plus importante que les 537 millions pour St-Hubert. Couche-Tard mettait la main du même coup sur 229 Tim Hortons, le grand fleuron canadien. Ni François Legault ni Pierre Karl Péladeau n'ont fait de conférence de presse.