Les réactions les plus vives à la vente de Rona à une entreprise américaine, Lowe's, n'ont pas été de nature économique. Elles sont venues du monde politique.

Pierre Karl Péladeau a lancé que la Caisse devait bloquer la transaction. François Legault a accusé les libéraux de laisser notre économie de propriétaires se transformer en économie de succursales. Cette transaction offrait en effet, sur un plat d'argent, l'occasion d'accuser le gouvernement libéral de ne pas défendre le Québec.

Mais dans la vraie vie, je mettrais ma main au feu que si M. Péladeau ou M. Legault avaient été premier ministre du Québec, ils n'auraient pas, eux non plus, tenté de bloquer la transaction.

La prise de contrôle de ce géant québécois de la quincaillerie n'est pas une bonne nouvelle. Même si les acheteurs américains s'engagent à renforcer le siège social de Boucherville, à faire appel à des fournisseurs québécois, à maintenir le réseau de magasins, l'expérience montre que ce genre de promesses peut être oublié au fil du temps. Il y a un risque que cette transaction ait des effets négatifs pour le Québec, surtout l'affaiblissement du siège social et des activités qu'il soutient. On aimerait mieux que ce genre de choses n'arrive pas.

Au départ, le gouvernement ne dispose pas d'outils pour empêcher cette transaction parfaitement légale et assez respectueuse et généreuse pour avoir été approuvée à l'unanimité par le conseil d'administration de Rona.

Il est vrai, comme le dit M. Péladeau, que la Caisse de dépôt et placement, qui détient 17 % des actions de Rona, aurait pu bloquer la transaction, mais la société d'État a plutôt choisi de lui donner son aval. On aurait intérêt à en tenir compte. Et comme on le sait, le gouvernement ne peut pas imposer de décisions à sa société d'État sans compromettre de façon très grave son indépendance.

Il aurait aussi été possible de constituer des acheteurs québécois, comme on a tenté sans succès de le faire dans le cas du Cirque du Soleil, pour empêcher que Rona passe sous contrôle américain. Financièrement, cela n'aurait aucun sens, parce que ces acheteurs potentiels auraient dû payer 3,2 milliards ou plus pour une entreprise dont la valeur boursière n'est que d'environ 1,5 milliard. Lowe's peut se permettre de payer ce prix élevé parce l'acquisition lui permet d'étendre son réseau canadien.

Il y a des inconnus et des risques dans cette offre d'achat, quoique le taux de change favorable fait en sorte que les fournisseurs québécois ne sont pas menacés. Mais il y a aussi beaucoup d'inconnus dans le statu quo, parce que Rona n'est pas très en forme et qu'elle serait affaiblie de toute façon par l'arrivée du géant américain dans son propre marché. Les emplois et la croissance de Rona seront probablement mieux protégés avec cette transaction. C'est la conclusion à laquelle en est arrivée la Caisse.

La réaction intense est moins une manifestation de nationalisme économique que de nationalisme tout court. Rona, fondée par Rolland Dansereau et Napoléon Piotte, est un des symboles de la montée des Canadiens français en affaires. Il y a aussi un attachement à ses magasins de quartier. Cette vente, c'est comme un morceau de patrimoine qui disparaît.

Mais cette nostalgie masque une conception statique et défensive de l'économie, où on s'agrippe à ce qu'on possède. Ce n'est pas une philosophie de développement et de création de richesse.

Dans une économie ouverte, les étrangers viennent chez nous, ce qui n'est pas toujours drôle. Mais nous allons aussi chez eux, nous achetons aussi ce qui, pour eux, sont des fleurons. En faisant l'addition des fleurons perdus, nous oublions l'expansion phénoménale de certaines de nos entreprises ailleurs sur la planète - la Caisse, CGI, Bombardier, Couche-Tard, Power Corporation et autrefois Québecor.

Une petite société comme celle du Québec doit se protéger, défendre ses intérêts, exprimer sans gêne son nationalisme économique. Le débat sur la vente de Rona nous montre à quel point le Québec doit se doter d'une politique pour réagir dans de telles situations, prévoir des outils financiers, mais aussi créer une grille pour identifier les grands champions ou les gazelles prometteuses que nous voulons protéger, les secteurs où une perte de contrôle pourrait nuire à notre développement futur.

Un tel exercice nous aurait aidés à comprendre que Rona, un réseau de quincailleries, aussi performant soit-il, ne constitue pas un secteur stratégique pour l'économie du Québec. Et nous aurait épargné les débordements que l'annonce de sa vente a provoqués.