Il y a des choses, sur le plan politique, que la très grande majorité des Québécois n'acceptent pas. L'une d'entre elles, ce sont les intrusions du gouvernement fédéral dans des domaines de compétence provinciale et les tentatives d'Ottawa de dicter au gouvernement québécois ce qu'il doit faire.

Il est donc extrêmement rare de voir des Québécois se lever pour réclamer que le gouvernement fédéral mette le gouvernement québécois au pas. C'est pourtant ce qu'ont choisi de faire des intervenants en santé - médecins et universitaires - dans une très bizarre lettre ouverte publiée mardi dans La Presse, où ils demandent à Ottawa d'intervenir pour empêcher le gouvernement Couillard de privatiser le système de santé et de le « sortir du modèle canadien ». « Il faut, écrivent-ils, une intervention ferme et immédiate du nouveau gouvernement Trudeau. »

Il faut être assez déconnecté pour proposer un tel appel à la tutelle, parce que cela ne se fera jamais, que ça ne sera jamais accepté, que c'est politiquement irréaliste. C'est encore plus flyé de la part d'Amir Khadir, député de Québec solidaire, un parti souverainiste, qui a repris la même demande.

Le déclencheur de cette initiative, c'est un élément de la loi 20 du ministre Gaétan Barrette, qui encadre les frais accessoires, les paiements que plusieurs médecins réclament à leurs patients pour des services en principe gratuits. Cette pratique a mené à de graves abus. Le ministre a décidé de faire le ménage en les limitant et en les encadrant très sévèrement. Les auteurs de la lettre estiment plutôt que cela revient à les reconnaître, et donc de cautionner le fait que la pratique de la médecine n'est plus totalement gratuite et universelle. « L'adoption de la loi 20 pourrait marquer la sortie définitive du Québec du système de santé canadien », concluent-ils.

C'est un cas de verre à moitié vide et de verre à moitié plein. Là où je vois un progrès réel, ils voient une entorse grave.

À mon avis, leur interprétation, tatillonne et rigoriste, ne justifie pas une réaction aussi intempestive. Elle illustre l'existence, surtout dans nos universités, d'un courant dogmatique, où la défense du caractère public du système de santé finit par avoir une préséance sur la défense de sa qualité.

Il faut rappeler encore une fois que le système de santé canadien, qui repose sur le respect absolu de grands principes sacrés, inscrits dans une loi - l'universalité, la gratuité, le caractère public - est unique dans le monde industrialisé. Ces normes inviolables, qui n'existent nulle part ailleurs, ne constituent manifestement pas une solution miracle, puisque notre système de santé n'est pas plus performant, plus accessible ou plus juste que les autres.

Mais pourquoi ? Au Canada anglais, le système de santé revêt une valeur identitaire. Aucun gouvernement n'oserait égratigner les principes qui le sous-tendent, parce qu'il est l'un des grands symboles de la différence entre le Canada et les États-Unis. Ce dogme, irrationnel à plusieurs égards, peut se comprendre. Ce qui est étonnant toutefois, c'est de voir des Québécois y adhérer avec tant de passion.

Cela a des conséquences, dont la principale a été de mener à la création d'un système à deux vitesses. On a défendu avec passion la gratuité des services de santé inscrits dans la loi, ceux qui constituaient l'essentiel des services au moment de la création du système il y a 50 ans - les visites chez le médecin et les hôpitaux - et on a laissé aller le reste. Résultat, un système pur et dur, à peu près totalement gratuit et public pour les médecins et les hôpitaux, et un système largement privé pour tout le reste, les médicaments, les soins des yeux, les dentistes, la physiothérapie, la prise en charge des personnes âgées.

Une autre conséquence, c'est que ceux qui sont aux commandes, fonctionnaires et politiciens, se voient comme les gestionnaires d'un système public et ont du mal à intégrer à leur univers mental sa portion privée. Elle atteignait 29,4 % des dépenses au Québec en 2014. Soit qu'on les perçoit comme un corps étranger avec lequel on ne veut pas composer - comme dans le cas des médicaments au Québec, où il n'y a aucune forme de partenariat entre le gouvernement et les assureurs, même si ceux-ci prennent en charge la moitié des Québécois -, soit parce qu'on fait semblant que les zones grises, où le privé se développe, n'existent pas, comme dans le cas des frais accessoires qu'on a laissés proliférer pendant des années sans intervenir.