Quand les élections mènent à la formation d'un nouveau gouvernement, celui-ci jouit d'une période de grâce, la lune de miel, où il peut compter pendant un certain temps sur la sympathie et l'indulgence des critiques et de l'opinion publique.

Cette fois-ci, avec le succès imprévu de Justin Trudeau, on assiste en plus à un autre phénomène, moins lié à la victoire des libéraux qu'à la défaite des conservateurs : le soulagement de voir Stephen Harper perdre le pouvoir. Cette satisfaction transcende les clivages partisans et fait en sorte que ces élections ont fait beaucoup plus d'heureux que des élections ordinaires.

Mardi matin, ceux qui avaient le sourire aux lèvres n'étaient pas seulement ceux qui avaient « gagné leurs élections » en votant libéral. Pour un grand nombre d'électeurs néo-démocrates, le départ de Stephen Harper compense en partie la déception de ne pas voir le NPD au pouvoir. Même chose pour les électeurs bloquistes dont l'appui au Bloc tient souvent moins à leur attachement à ce parti qu'à l'absence d'une autre solution.

Voilà pourquoi l'arithmétique électorale ne joue pas tout à fait de la même façon qu'en temps normal. Le gouvernement libéral n'a pas un mandat très fort, avec 39,5 % des voix exprimées au Canada et 35,7 % au Québec - quoiqu'il s'agisse, dans le cas du Québec, d'un impressionnant renversement de tendance.

Mais à ces 35,7 % d'électeurs libéraux, il faut ajouter, au Québec, les 24,4 % qui ont appuyé le NPD, les 19,3 % qui ont choisi le Bloc québécois et les 2,3 % qui ont voté vert. 81,7 % de Québécois, à des degrés divers, peuvent trouver une certaine satisfaction dans cette victoire libérale. Ça fait beaucoup de monde.

Ce sentiment de satisfaction peut être renforcé par le fait que si la plupart des gens ne sont pas passionnés par la politique en tant que telle, un grand nombre d'entre eux ont des intérêts, des préoccupations, des convictions et des causes auxquelles ils croient, et qui ont été affectés par les dix ans de règne conservateur.

Il y a tellement de dossiers où le gouvernement Harper a pu irriter - de sa myopie environnementale à sa définition irrationnelle de la loi et l'ordre, en passant par sa vision étriquée du rôle du Canada dans le monde - que sa défaite fournit à pas mal de monde des occasions de se réjouir.

Dans mon cas, outre le fait que j'ai trouvé la performance économique du gouvernement conservateur franchement médiocre, comme je l'ai expliqué en long et en large durant cette campagne, j'ai été profondément choqué par l'idéologie harperienne dans deux dossiers : le traitement odieux du jeune Omar Khadr, et la guerre contre Statistique Canada, qui symbolisait à mes yeux le culte de l'ignorance et du refus de la science. Chacun aura sa propre liste.

Bien sûr, ce soulagement n'est pas totalement consensuel. Les citoyens de l'Alberta et de la Saskatchewan, bleus mur-à-mur, craignent sans doute d'être exclus et isolés. Les gens de la région de Québec, probablement le seul endroit au Canada où les conservateurs ont fait des progrès, doivent se sentir comme on se sent un lendemain de veille. Tellement à contre-courant et à côté de la plaque que les ténors de la capitale, le maire Régis Labeaume et le ministre Sam Hamad, ont dû pédaler pour minimiser les dégâts.

Cette satisfaction générale est sûrement renforcée pour bien des gens par l'impact positif de cette victoire libérale sur l'image du Canada dans le monde, ce à quoi même les nationalistes québécois ne sont pas insensibles.

Ce succès d'image, pour l'instant, comporte quelque chose de terriblement superficiel. Si les élections de lundi ont fait les manchettes à travers le monde, c'est surtout parce que le Canada a maintenant un premier ministre « hot », bel homme, issu d'une dynastie, capable de faire la une de Paris Match. Mais il y a heureusement autre chose, par exemple le fait que la plupart d'entre nous n'aurons pas honte du Canada à Paris fin novembre, lors de la Conférence des Nations unies sur les changements climatiques.

Ce grand soulagement n'efface pas toutes les inquiétudes. Bien des gens, y compris chez les partisans libéraux, se demandent encore si le nouveau premier ministre, au-delà de son image, de ses talents de communicateur et de sa capacité à incarner le changement, aura toutes les aptitudes pour gouverner. Avec l'agenda chargé qui l'attend dans les prochains mois, on le saura assez vite. Mais, dans cette période où il devra prendre plusieurs décisions difficiles, il pourra profiter de cette lune de miel pas comme les autres.