Dans le bilan qu'il a fait de la campagne électorale, le chef du Bloc québécois, Gilles Duceppe, a attribué les succès de sa formation à sa capacité d'incarner les «valeurs québécoises» dans un contexte où il y a «deux visions, celle du Québec et celle de Harper».

M. Duceppe avait pas mal raison sur le premier point, mais il avait tout faux sur le second. Cette façon de diviser le monde en deux, le Québec d'un bord et Harper de l'autre, est simpliste et ne se vérifie pas dans les faits, car les valeurs que M. Duceppe a défendues avec éloquence ressemblent étrangement à celles d'une majorité d'Anglo-Canadiens.

Cette analyse, boiteuse, sert à donner un sens, a posteriori, aux résultats électoraux. Le Bloc québécois a bien fait, mieux qu'on pouvait le croire au début de la campagne. Avec 50 sièges, un de moins qu'en 2006, il a raflé les deux tiers des circonscriptions, ce qui en fait, et de loin, le premier parti fédéral au Québec.

Mais ce succès a un prix: la dilution du message traditionnel du parti. En insistant sur le triomphe des valeurs québécoises, le succès bloquiste peut plus facilement se greffer à la démarche du parti et à sa raison d'être.

Le nombre de sièges remportés par le Bloc québécois masque cependant une certaine érosion. L'appui au parti est passé de 42,1%, il y a deux ans, à 38,1%, cette fois-ci. Quatre points de pourcentage, ce n'est pas rien. C'est ce que Stéphane Dion a perdu à l'échelle nationale. Le succès du Bloc tient en bonne partie aux distorsions de notre système électoral. Avec un peu plus que le tiers des voix, le Bloc a obtenu les deux tiers des sièges.

Il faut donc éviter de surestimer la solidité du mandat dont dispose M. Duceppe. Et il faut l'interpréter correctement. Le Bloc a profité de la faiblesse des deux principaux partis, les conservateurs à cause de leurs idées et les libéraux à cause de leur chef, et a donc encore une fois joué un rôle de parti refuge. Mais ce succès a aussi reposé sur la grande habilité de M. Duceppe, qui a rapidement recentré sa campagne pour évacuer la question de la souveraineté et se présenter en défenseur des consensus québécois, notamment les demandes du gouvernement québécois et les valeurs québécoises. Ce qui fait de M. Duceppe tout autant l'homme de Jean Charest à Ottawa que celui de Pauline Marois.

Mais il n'y a pas là-dedans un quelconque signe d'un progrès de l'option. Ce que M. Duceppe, cohérent, s'est bien gardé de dire. Mais en insistant sur la différence entre le Québec et le Canada de M. Harper, il a manifestement tenté d'interpréter sa campagne, essentiellement autonomiste, dans un sens qui pourrait nourrir son option.

Les chiffres disent autre chose. D'abord, l'hostilité aux idées de M. Harper est moins marquée au Québec qu'on peut le croire. Le score des conservateurs au Québec, 21,8%, est nettement plus bas que les 37,7% dans l'ensemble canadien. Mais cela s'explique essentiellement par la grande résistance aux conservateurs dans l'île de Montréal, où ils ne recueillent que 12,7% des voix. Mais en dehors de la région montréalaise, les conservateurs ont obtenu 31,6% des voix. Pas tellement loin de la moyenne canadienne.

Quelles sont ces valeurs québécoises qui nourrissent la vision du Québec incarnée par le Bloc? M. Duceppe a insisté sur le respect de l'environnement, la défense de la culture, l'égalité des hommes et des femmes, le refus de la ligne dure envers les jeunes contrevenants, et donc une opposition à quatre éléments hautement symboliques du programme conservateur hérités du courant réformiste.

Ces idées défendues par le Bloc correspondent, à titre d'exemple, aux positions éditoriales du Globe and Mail. Ce sont aussi les valeurs que défendent le Parti libéral du Canada, le Nouveau Parti démocratique et le Parti vert. Et ce sont donc des valeurs pour lesquelles ont voté les deux tiers des Canadiens, puisque les quatre partis qui défendent ces idées ont recueilli 62,3% des voix. Pour paraphraser M. Duceppe, on pourrait dire qu'il y a deux visions, celle de la majorité des Canadiens et celle de Harper.

Bien sûr, les Québécois sont différents. Ils forment une nation, avec sa langue majoritaire, son histoire, sa culture, ses sensibilités. Et ses valeurs. Mais dans un grand paradoxe, ces fameuses valeurs sont étrangement proches de celles de l'autre nation avec laquelle ils sont en perpétuelle tension.