Parfois, on a le sentiment de saisir une réalité, mais il suffit d'un mot ou d'une phrase pour réaliser que nous n'avions rien compris du tout.

C'était en janvier 2007, à Santiago, la grande ville de l'Oriente cubain. Gravement malade, Fidel Castro venait alors de céder les rênes du pouvoir à son frère Raúl. La mort du Comandante paraissait imminente. Et j'avais voulu prendre le pouls de Cuba à la veille de ce qui annonçait un virage historique en utilisant comme prétexte un cours intensif d'espagnol.

J'habitais chez l'habitant, en l'occurrence une famille proche du régime convaincue que toute l'Amérique latine allait bientôt être saisie par la fièvre révolutionnaire. Et tous les matins, je me rendais chez mon instructrice - une femme dans la jeune soixantaine idéologiquement aux antipodes de mes sympathiques hôtes.

Dans le reportage que j'ai publié au retour à Montréal, je l'ai surnommée Rosa, pour ne pas la mettre dans l'embarras ou lui faire perdre son précieux gagne-pain. Rosa, donc, ne se gênait pas pour traiter devant moi Fidel Castro de tous les noms. Elle lui reprochait le blocage économique de son pays, les interdits, les contrôles, l'impossibilité de gagner sa vie en vendant de menus services. Je me souviens qu'elle-même, en plus de donner des cours d'espagnol, avait mis sur pied une petite entreprise alimentaire offrant un service de traiteur lors de mariages et autres banquets.

Rosa m'avait expliqué avec indignation à quels subterfuges elle devait se livrer pour éviter de se faire prendre par la police. Un matin, elle m'avait confié, révoltée, que sa propre petite-fille envisageait de devenir une jinetera, l'une de ces jeunes prostituées cubaines qui vendent leur corps aux étrangers en échange de quelques devises.

Pauvre Cuba, où les jeunes femmes ne voient pas d'autre avenir que celui de se vendre pour quelques « pesos convertibles », soupirait-elle avec dégoût.

Le jour où nous avons fini par aborder la disparition possible de celui qu'elle désignait par un geste, en traçant une forme de barbiche avec le pouce et l'index, Rosa m'a pourtant dit : « Quand il mourra, je crois que je vais pleurer. »

Pleurer ce dirigeant qui transforme les fillettes en prostituées, à défaut d'autres perspectives professionnelles ? Mais pourquoi donc ?

« Parce qu'il est comme un père qui a maltraité ses enfants, mais qui n'en est pas moins leur père », m'avait-elle répondu.

Pour Rosa, et pour plusieurs autres Cubains avec qui j'avais eu l'occasion de m'entretenir lors de mon séjour, Fidel Castro et son régime autoritaire étaient responsables de la faillite économique de leur pays. Mais le Líder Máximo était aussi le symbole de l'indépendance cubaine. L'homme qui avait arraché l'île à l'emprise de Fulgencio Batista, qui, après son coup d'État de 1952, avait donné son pays en pâture à la mafia américaine et l'avait laissé se transformer en un vaste bordel à ciel ouvert, un concentré d'hôtels et de casinos et un centre de blanchiment d'argent, plongeant la population dans le chômage et la pauvreté.

« L'histoire m'absoudra », a un jour dit Fidel Castro. L'histoire en a pour des décennies à décortiquer le legs de l'homme qui a tenu tête aux Yankees tout en se plaçant sous perfusion soviétique. Et qui, pour se maintenir au pouvoir, n'a pas hésité à transformer les voisins en espions, à réprimer ses critiques, à emprisonner opposants, artistes et homosexuels. L'homme qui a voulu instaurer un régime égalitaire, mais qui a fini par créer deux catégories de citoyens : ceux qui ont accès aux devises étrangères et les autres.

Un véritable dictateur ne souffrant aucune opposition, mais qui n'en a pas moins réussi à éradiquer l'analphabétisme, exploit rare dans cette région du monde.

On cite souvent en exemple le système médical cubain. Pourtant, là aussi, les résultats sont mitigés. Le taux de mortalité infantile est de 4,5 enfants par 100 000 naissances. À cet égard, Cuba devance non seulement d'autres pays des Caraïbes, mais aussi... les États-Unis, qui affichent un taux honteux de 5,8 morts par 100 000 naissances ! L'espérance de vie des Cubains est également supérieure à ce que l'on trouve dans les îles voisines.

Mais ces indicateurs enviables ne disent pas tout. Ils occultent le désespoir des médecins qui survivent avec un salaire minable de 30 $ par mois quand ils pourraient en gagner 50 fois plus en travaillant dans l'industrie touristique. Ils passent sous silence les étagères vides des pharmacies. Et les efforts que les Cubains doivent déployer pour se procurer des antibiotiques, voire un simple cachet d'aspirine.

« Je ne veux pas que Cuba perde son filet social, je ne veux pas qu'on perde notre indépendance », m'avait dit Rosa lors de l'une de nos séances linguistiques quotidiennes. Un de ses amis m'avait dit craindre qu'à la mort de Fidel Castro, Cuba ne retourne à l'époque de Batista. Il appréhendait que les Cubains de Floride n'y débarquent avec leurs liasses de billets verts et leurs gros sabots pour s'approprier des kilomètres de plages et y construire hôtels et casinos. Comme dans les années 50.

Le temps a passé, depuis mon séjour linguistique à Santiago. Assez pour que j'oublie les conjugaisons de verbes que m'avait patiemment inculquées Rosa. Assez, aussi, pour que se desserre un peu l'étau de l'État sur l'économie, que s'ouvre un peu le carcan cubain.

Assez, aussi, pour que s'allège le poids de l'embargo américain.

Raúl Castro, qui a présidé à cette timide réforme, cédera bientôt les rênes du pouvoir à un successeur. Un nouveau président, opposé à la levée de l'embargo, emménagera bientôt à la Maison-Blanche. Quelles seront les relations entre les deux nouveaux chefs d'État ? Ce n'est que l'une des nombreuses questions qui tapissent l'horizon cubain.

En apprenant la mort de Fidel Castro, j'ai eu une pensée pour Rosa et pour d'autres Cubains rencontrés en ce mois de janvier 2007 dans les rues et les cafés de Santiago. Et je me suis croisé les doigts dans l'espoir que les réformes cubaines se poursuivent en douceur. Et qu'elles ne propulsent pas ce pays 60 ans en arrière...