Le 14 juillet, vers 11 h, Christophe Lyon a pris un café au bistro Le Manon, situé en face de la mairie de Gattières, bourgade de ruelles étroites bordées de murs pastel, perchée dans les hauteurs de Nice. Ce matin-là, Christophe Lyon était accompagné de sa femme Véronique, de son fils Michaël, de ses parents et de ses beaux-parents. « Je me souviens bien, je leur ai servi sept cafés », raconte Auguste Arnaud, le patron du restaurant le plus couru dans ce village de 4000 habitants.

Le père de Christophe, ou peut-être était-ce son beau-père - Auguste Arnaud n'en est plus certain -, était sourd, et sa femme devait sans cesse lui rappeler de baisser la voix. Ils ont bu leurs cafés, se sont attardés un peu sur la terrasse du restaurant. C'est la dernière fois que la petite commune de Gattières a pu voir cette famille connue de tous rassemblée autour d'une table.

Jeudi soir, Christophe Lyon a participé comme porteur de drapeau à la cérémonie du 14 juillet, au village. Ses proches, eux, sont allés fêter sur la promenade des Anglais, en bas, à Nice.

Ils n'en sont jamais revenus. Une famille entière fauchée par un chauffeur fou.

Hier, tout Gattières était en état de choc. « Véronique venait souvent prendre son café ici. C'était une femme discrète, souriante, une belle personne, on se faisait toujours la bise », se souvient Carine Canavero, serveuse au bar de l'Auberge, à deux pas de la mairie.

Carine se souvient avoir vu la femme blonde, toujours bien mise, deux jours avant la tragédie, et elle a encore de la peine à croire à ce qui est arrivé. « Ces choses-là, ça se passe dans des grandes villes, à Paris, à Bruxelles, mais ici ? Tout le monde se connaît à Gattières, on s'y sent à l'abri. Mais il suffit d'aller à Nice, et voilà... »

ATMOSPHÈRE LOURDE

Depuis deux jours, l'atmosphère est lourde au bar de l'Auberge. « On ne parle que de "ça". Parfois, je n'en peux plus, mais on y revient tout le temps », dit Carine Canavero.

« Ça », c'est évidemment l'attentat de Nice. Mais c'est aussi le drame plus particulier qui a décimé une famille bien connue à Gattières. Car les Lyon faisaient partie du tissu social de ce village où tout le monde connaît tout le monde.

À titre de porteur de drapeau, Christophe Lyon était de toutes les cérémonies officielles. Et il était un membre actif du club de pétanque local. Dans le « clos bouliste » qui abrite le terrain de jeu, les amis de Christophe Lyon ont affiché les noms et les photos des six victimes, pour honorer leur mémoire.

Pour marquer le deuil, la petite ville a suspendu le festival d'opéra qui devait s'y tenir cette semaine. Et les visages de ses habitants en disaient long, hier, sur la tragédie qui venait de les frapper en plein coeur.

Véronique et Christophe Lyon fréquentaient tous deux le salon de coiffure de Sylvie Billon, dans une des rues sinueuses croulant sous les lauriers en fleurs qui font la marque de Gattières.

« Je n'ai pas dormi depuis deux jours, on n'est jamais préparés à vivre des choses comme ça », confie la coiffeuse, avant de souligner que le drame de Nice a fait écho dans toute la région, à travers la cascade de villages alpins qui surplombent la Côte d'Azur.

Elle-même a failli célébrer le 14 juillet à Nice, mais son auto n'a pas démarré. Alors, elle est restée à Gattières. Un hasard bête qui lui a peut-être sauvé la vie...

Hier, elle avait le coeur gros. Et elle se demandait comment Christophe Lyon allait survivre au carnage qui a détruit sa famille. Elle n'était pas la seule. « Des évènements comme ça nous ramènent à notre identité, je suis moi-même maman, je ne peux même pas imaginer perdre ma fille », dit d'une voix étranglée la mairesse de Gattières, Pascale Guit.

Demain, la mairie de Gattières tiendra une cérémonie à la mémoire des six victimes de la famille Lyon. Et Pascale Guit a l'intention d'en profiter pour se vider le coeur.

« Je ne serai pas tendre. Il y a des gens payés pour surveiller les étrangers qui n'ont qu'un statut de résident. Ils doivent nous protéger et ils ne le font pas. »

Selon elle, les résidents temporaires qui se sont rendus coupables d'actes de violence, comme Mohamed Lahouaiej Bouhlel, devraient être renvoyés illico dans leur pays d'origine. Dans ce cas, la Tunisie.

Pascale Guit est une mairesse indépendante, elle n'est affiliée à aucun parti politique. « Ça me donne une grande liberté de parole », assure-t-elle.

Hier, elle confiait avoir « honte de la France », en voyant les pays voisins comme l'Espagne et l'Italie commencer à protéger leurs frontières.

« Je ne politise pas cet évènement, je dis les choses comme elles sont », souligne-t-elle. Et ils sont nombreux, ici, à penser que leur pays est trop laxiste, que les mailles du filet de sécurité devraient être resserrées. Mais la colère des habitants de Gattières ne vise pas que les autorités.

« Ce sont toujours les mêmes qui font ça. Ce ne sont pas les Chinois ni les Français. Il faudrait aller en Syrie et les tuer tous », lance Carine Canavero, au bar de l'Auberge. Puis elle se ressaisit : « Je crois que je deviens méchante, là... »

À une cinquantaine de mètres de là, en face de la mairie, Auguste Arnaud soupire en me présentant mon addition. « Je suis Niçois, la promenade des Anglais, c'est mon empire, je suis touché profondément par ce qui s'est passé. »

Touché, et puis en colère. Contre qui ? « Contre le système politique. Et puis, vous savez bien contre qui... »

Sous-entendu : contre EUX, les Arabes, les musulmans. Qui figurent pourtant aussi, par dizaines, parmi les victimes de Mohamed Lahouaiej Bouhlel.