En apparence, rien n'avait changé. Les touristes prenaient toujours des égoportraits devant l'abbaye de Westminster. La bière coulait abondamment sur les terrasses enfin inondées de soleil. Et les aiguilles de Big Ben continuaient d'avancer.

Mais sous la surface, Londres baignait, vendredi, dans une atmosphère de fin d'époque, plongeant ceux qui avaient voté contre le Brexit dans un profond désarroi. Tout en faisant la joie du camp du « Leave ».

Tout juste arrivé du pays de Galles, qui à la surprise générale venait de voter pour la sortie de l'Union européenne, Owain Davies était en état de choc quand nous nous sommes croisés sur la place du Parlement.

« Ce qui s'est passé est incompréhensible. À mon avis, ç'a été un vote de protestation contre l'establishment par des gens qui se sont appauvris au fil des ans », conjecturait ce fonctionnaire dans la trentaine.

« Ce qui est triste, c'est que ce n'est pas comme des élections où on peut changer d'avis après cinq ans. Ici, il n'y aura pas de retour. Nous n'aurons pas une autre chance. »

À côté de nous, des adolescentes brandissaient leurs pancartes pro-UE. Parmi elles, Stevie Johnson, 16 ans. « Ce qui me choque, c'est que les générations plus âgées ont pris une décision qui nous concerne. Moi, j'aimerais étudier à l'étranger, mais ce sera plus difficile dorénavant. Je vais être prisonnière de cette île... »

Un peu plus loin, Nelly Ben Hayoum, une Française qui enseigne le design à Londres, reprochait aux électeurs britanniques d'avoir « envoyé un message de racisme et de rejet, un message de chacun pour soi, chacun chez soi ».

Une frêle septuagénaire, Elizabeth Wraight, essayait de faire contrepoids avec sa pancarte affirmant : « J'aime l'Europe, je quitte l'Union européenne. »

Elle exultait devant les résultats du vote : enfin, son pays redeviendra souverain... « On peut aimer l'Europe, mais ne pas vouloir en faire partie, rejeter l'idée qu'elle nous gouverne. »

« Mais pourquoi ferait-on partie de l'UE ? L'Espagne est en ruine, l'Italie est en ruine, la France aussi. On devrait attendre d'être ruinés à notre tour ? », a laissé tomber un passant qui avait entendu notre conversation.

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Ces quelques échanges donnent une idée de ce qui préoccupait les Britanniques au lendemain de ce vote radical. Le réveil a été brutal pour ceux qui se demandaient comment la campagne référendaire avait bien pu aboutir à ce résultat. Voici mes propres conclusions, après six jours de rencontres avec des « pro » et des « anti » Brexit.

* Une partie de l'explication tient à la stratégie du camp du « Remain », qui n'a pas su trouver un leader charismatique et qui a défendu sa position presque à reculons. Sauf quand il s'agissait de brandir le spectre de la catastrophe économique qui attendait le pays au lendemain d'un vote de rupture.

« Ils n'avaient pas le choix de parler des répercussions économiques, mais ils ont tellement martelé ce message que ça a fini par produire l'effet inverse », dit Waltraud Schelkle, économiste politique à la London School of Economics.

Même chose pour les menaces de Bruxelles, ou celles de Barack Obama qui avait averti qu'en cas de rupture avec l'UE, Londres devrait apprendre à faire la queue, comme tout le monde...

« Nous, les Britanniques, quand on nous met au pied du mur, on contre-attaque », m'a dit un jeune juriste - qui avait pourtant voté pour le « Remain ».

* Autre facteur : les élites politiques qui se rangeaient derrière l'UE n'ont manifestement pas compris l'état de désenchantement d'une grande partie de la population. Celui-ci s'est traduit par un vote pro-Brexit partout, sauf à Londres, en Écosse et en Irlande du Nord.

« Si vous orientez toute votre stratégie autour du statu quo, vous devez d'abord vous assurer que les gens sont heureux de leur situation », soulignait hier un commentateur de l'Evening Standard, Anthony Hilton. Manifestement, une majorité de Britanniques sont insatisfaits de leur sort. À un point tel que la menace d'une débâcle ne les affecte pas : ils ont le sentiment d'être déjà dedans.

À preuve : selon un sondage, 70 % des électeurs pro-Brexit s'attendent à ce que l'économie souffre au lendemain du vote. Mais ils ont voté quand même pour le divorce...

* Dans ce contexte, les arguments rationnels et pragmatiques du camp du « IN » n'ont tout simplement pas fait le poids face à la campagne passionnée, promettant des lendemains radieux - et irréalisables - à des électeurs assoiffés de messages positifs.

Car c'est bien la tragédie de cette campagne référendaire où le camp du Brexit a su saisir l'état d'esprit de la majorité et y a répondu par des promesses impossibles fondées sur des illusions et des mensonges.

Non, la Grande-Bretagne ne peut pas du jour au lendemain fermer ses frontières et instaurer la politique de la porte fermée en vigueur en Australie, comme l'ont promis les pro-Brexit. « Pour ça, il faudrait carrément militariser nos frontières », dit Waltraud Schelkle. Et même si on le faisait, ça n'améliorerait pas le sort de la population des régions industrielles en déclin.

Ça me rappelle cet homme rencontré à Clacton-on-Sea, ancienne destination de villégiature aujourd'hui boudée par les touristes. Il s'était plaint des Polonais qui travaillent aux champs et ramassent des choux pour un salaire de misère.

Je lui avais demandé s'il aimerait faire ce travail.

- Non, mais j'aimerais que ce travail soit mieux valorisé.

Ce n'est pas le « Brexit » qui réglera ça...

***

Au milieu de la nuit de jeudi, j'ai demandé à un chauffeur de taxi s'il avait voté, et comment.

- Out, out, out.

- Pourquoi ?

- À cause des immigrés qui travaillent pour Uber et me font concurrence.

Et voilà. Comme leurs confrères ailleurs dans le monde, les chauffeurs de taxi londoniens souffrent de la concurrence d'Uber.

Les autorités locales ne sont pas parvenues à trouver une solution adéquate. Alors, on rejette la faute sur les immigrés et l'UE.

De tels raccourcis ont permis au camp pro-Brexit de remporter le référendum. Ceux qui ont cru à leurs promesses risquent maintenant de tomber de haut.