Je ne suis pas une terroriste. Du moins, mon nom ne figure pas sur la liste noire des journalistes « scélérats » ayant été accrédités par les autorités de la République populaire de Donetsk - région séparatiste de l'est de l'Ukraine où une guerre d'intensité variable se poursuit depuis grosso modo deux ans.

La liste a été publiée récemment sur un site nationaliste ukrainien, Mirotvorets, ou « faiseur de paix ». On y retrouve les noms de plus de 5000 journalistes, interprètes, caméramans et photographes ayant couvert ce conflit qui oppose l'armée ukrainienne et des rebelles prorusses appuyés par Moscou.

La liste contient les noms, les adresses de courriel et les numéros de téléphone d'envoyés internationaux travaillant pour des organes de presse aussi prestigieux que le New York Times, CNN, la BBC, le journal Le Monde, les agences Reuters, AFP ou Ria Novosti. Elle les décrit comme des « terroristes » ayant collaboré avec les autorités rebelles.

Un collaborateur de La Presse, Frédérick Lavoie, figure sur la liste, tout comme plusieurs journalistes que j'ai eu l'occasion de croiser à Donetsk en mai 2014, au moment où la guerre éclatait dans toute sa fureur. Pour des raisons que j'ignore, ma propre accréditation, reçue au nom de « Anges Gruda », semble avoir disparu des registres.

À l'époque, des dizaines de journalistes internationaux avaient afflué vers Donetsk, la grande ville du Donbass, région russophone de l'est de l'Ukraine.

Certaines localités du Donbass étaient alors contrôlées par les rebelles, d'autres, par l'armée ukrainienne. Les points de contrôle entre les deux étaient gardés par des gaillards armés de kalachnikovs et pas rassurants pour deux sous.

Pour l'obtenir, j'avais dû pourchasser une dame prénommée Klaudia au 7e étage d'un édifice glauque où le gouvernement autoproclamé avait établi son quartier général. La procédure m'avait semblé chaotique et interminable, mais j'avais fini par mettre la main sur le document que voici : 

Ce petit papier n'était pas un luxe. Des choses étranges arrivaient alors dans la région du Donetsk. Des journalistes pouvaient être détenus, intimidés, tabassés ou même ciblés par des tirs.

Mais au-delà du danger, quand des autorités locales imposent une procédure d'accréditation, les journalistes n'ont pas d'autre choix que de suivre les règles - peu importe ce qu'ils pensent de ces dirigeants. C'est ça ou s'empêcher de couvrir tous les côtés d'un conflit.

Que cette longue liste ait surgi sur l'internet deux ans après le début de cette guerre est en soi troublant. Qu'elle qualifie les journalistes de « scélérats et terroristes », c'est carrément dangereux. Particulièrement pour les journalistes locaux qui s'exposent à d'éventuelles représailles, de la part d'ultranationalistes ukrainiens.

Comme le rappelle Andrew E. Kramer, journaliste du New York Times qui a eu la surprise de découvrir son nom sur la liste noire de Mirotvorets, un commentateur prorusse identifié par ce site, Oles Buzina, a été assassiné à Kiev, l'an dernier...

PHOTO FOURNIE PAR NOTRE CHRONIQUEUSE

L'accréditation, faite au nom de « Anges Gruda », permettait de traverser les points de contrôle sans se faire embêter.

Politiquement, c'est le marasme. Les réformes piétinent, les oligarques tirent toujours les ficelles du pays et le président Petro Porochenko vient de nommer un nouveau gouvernement en puisant parmi ses amis.

Après quelques dénonciations timides, qui ont incité Mirotvorets à retirer sa « liste noire » de son site web, ce gouvernement vient d'ailleurs d'appuyer les dénonciateurs, qui ont aussitôt remis la liste en circulation. Le feu vert vient de haut : c'est Arsen Avakov, actuel ministre de l'Intérieur, qui a approuvé la diffusion de l'identité des « journalistes terroristes ». Et qui accuse toutes les voix critiques de nourrir des sympathies pour les séparatistes...

Jusqu'à maintenant, les journalistes internationaux n'ont pas subi de conséquences à la suite de la parution de la liste. « Je suis à Kiev, j'ai reçu un nouveau visa et une nouvelle accréditation », m'écrit Christopher Miller, journaliste au Kiyv Post qui figure parmi les premiers journalistes cités par la liste de Mirotvorets.

N'empêche : cette affaire fragilise les journalistes souhaitant couvrir les deux côtés d'un conflit qui demeure incompréhensible tant que l'on n'a pas pris le pouls des russophones du Donbass.

Elle démontre aussi une parfaite ignorance du travail des médias au sein du gouvernement ukrainien. Un conseiller du ministre de l'Intérieur, Anton Guerachtchenko, est allé jusqu'à demander aux journalistes d'aider l'Ukraine dans sa « guerre d'information avec la Russie ».

Oui, c'est vrai, la Russie se livre en Ukraine à une propagande éhontée. Mais les journalistes n'ont pas à prendre parti pour l'un ou l'autre des belligérants. Et à Donetsk, ils ont pu documenter des dérapages commis autant par l'armée ukrainienne que par les rebelles.

Finalement, cette histoire met en lumière « un inquiétant durcissement d'une frange importante des dirigeants ukrainiens », déplore Dominique Arel, directeur de la Chaire d'études ukrainiennes à l'Université d'Ottawa.

Frustrés par des accords de paix qu'ils ont acceptés alors qu'ils avaient le couteau sur la gorge, de plus en plus impopulaires dans un pays qui n'avance pas, ceux-ci montrent leurs muscles et, comme tant d'autres avant eux, essaient de détourner l'attention en frappant sur le messager.