Le Petit Cambodge, dans le 10e arrondissement de Paris, est un petit resto de quartier où on peut manger des rouleaux impériaux et des plats de nouilles de riz pour une douzaine d'euros. Si on est gentil avec le serveur, il acceptera de penser à nous quand une table se sera libérée, pendant qu'on attendra notre tour au Carillon, le bar d'en face.

Ces deux adresses attirent une clientèle jeune, loin des quartiers chics et des attractions touristiques parisiennes. Tout comme le Bataclan, cette populaire salle doublée d'une terrasse du boulevard Voltaire, dans le 11e arrondissement, où des files bigarrées s'étirent en attendant l'ouverture des portes, les soirs de concert.

Ces adresses ne représentent ni le pouvoir, ni la puissance, ni la richesse, bien au contraire. Ce ne sont pas des symboles de défi ou de liberté d'expression, comme Charlie Hebdo. En réalité, ce ne sont des symboles de rien du tout. Ce n'est que le Paris qui vit, le Paris insouciant qui vibre jusqu'au petit matin, porté par une inlassable énergie. Le Paris vrai et jeune, sans artifices ni flonflons, qui vaque à ses petites affaires dans des quartiers qui forment autant de villages.

C'est précisément ce Paris-là que des terroristes ont frappé, hier, avec leur série d'attentats d'une ampleur sans précédent. Un peu comme s'ils avaient voulu tuer la joie, la jeunesse, l'insouciance. Comme s'ils avaient voulu tuer la vie même...

Au moment où j'écris ces lignes, on ignore encore l'identité des tueurs qui ont assassiné au moins 120 personnes, en quelques heures d'horreur. Ce que l'on sait, c'est que c'est la pire tragédie à frapper Paris - depuis quand? Depuis la Seconde Guerre mondiale, probablement.

Il y a eu d'autres attentats, au fil des ans. Celui contre un restaurant juif de la rue des Rosiers, en 1982. Les attentats du métro de Paris, en 1995. Puis, il y a eu l'attaque contre Charlie Hebdo, en janvier dernier. C'étaient, chaque fois, de terribles carnages. Mais l'horreur se déclinait en 10, ou 12 morts. Hier, c'était Charlie Hebdo à la puissance 100.

(En termes d'ampleur, les attentats d'hier rappellent les attaques successives qui ont frappé Bombay en novembre 2008, faisant 173 morts en trois jours.)

Une horreur sans précédent, donc. Les mesures annoncées hier par le président François Hollande sont sans précédent, elles aussi. La France n'a pas connu l'état d'urgence depuis la guerre d'Algérie, dans les années 60. La fermeture des frontières est un geste tout aussi exceptionnel.

Comme chaque fois que de telles tragédies frappent l'Occident, les yeux se tournent vers les mouvements djihadistes radicaux - dont le groupe État islamique. Des témoins ont rapporté qu'un des auteurs du carnage du Bataclan aurait invoqué la grandeur d'Allah avant d'ouvrir le feu. C'est plausible. Mais au moment d'écrire ces lignes, on n'en sait pas plus et l'on n'est certain de rien.

On sait en revanche que les groupes djihadistes qui combattent en Syrie et en Irak ont abondamment recruté en France. Et aussi, que la France mène des frappes aériennes dans ces deux pays. D'éventuels djihadistes français ne manquent donc pas de raisons théoriques pour attaquer Paris. Mais encore une fois, ce ne sont pour l'instant que des hypothèses.

Ironiquement, cette nuit d'horreur a suivi deux défaites de l'EI, qui a perdu hier la ville irakienne de Sinjar, reprise par les Kurdes avec l'appui des États-Unis. Également hier, Washington prétendait avoir réussi à tuer «Jihadi John», un des plus célèbres assassins de l'EI, qui a «signé» plusieurs décapitations.

On imagine mal comment l'EI aurait pu organiser des représailles en si peu de temps. Mais si jamais la piste djihadiste devait se confirmer, ça viendrait mettre en lumière la difficulté de la «guerre contre le terrorisme» à laquelle on appelait un peu partout, hier. Vous tuez un de ces monstres, dix autres viennent prendre sa relève...

Encore une fois, attendons avant de sauter aux conclusions. Oui, selon toute vraisemblance, les attentats d'hier étaient bien planifiés. On était loin de l'improvisation. Oui, ils visaient à tuer le plus de monde possible, dans des endroits bondés à craquer. Et oui, ils ont créé une onde de terreur, ce qui est le premier but poursuivi par les terroristes.

On en saura plus sur l'identité et les motivations des tueurs dans les jours qui viennent.

Pour l'instant, contentons-nous de pleurer les morts. Et l'insouciance assassinée en plein coeur de Paris.