Le groupe État islamique avait autant de raisons de cibler la Russie que l'Égypte. Ces deux pays ont été frappés de plein fouet par l'écrasement qui a causé la mort de 224 personnes, dans le Sinaï égyptien, samedi. Et ils ont tous deux intérêt à ne pas attribuer cet écrasement à un attentat.

De là à conclure que l'avion qui devait faire la liaison entre la station balnéaire de Charm el-Cheikh et Saint-Pétersbourg a bel et bien été pulvérisé par une attaque terroriste, comme le prétend un communiqué de l'EI, il n'y a qu'un pas - que personne n'est prêt à franchir.

Deux jours après que l'appareil est disparu des radars, les experts s'entendaient sur un point: tant que les boîtes noires n'auront pas livré leurs secrets, il sera impossible de comprendre les causes de la tragédie.

Mais une poignée d'analystes se sont risqués, hier, à identifier l'hypothèse qui leur semblait la plus probable, tout en la présentant avec beaucoup, beaucoup de bémols. C'est le cas d'Alain Rodier, du Centre français de recherche sur le renseignement, qui penchait pour l'hypothèse d'un attentat à la bombe. Le journaliste David Thomson, spécialiste du djihad, estimait également plausible que des explosifs aient été introduits à l'intérieur de l'avion, avant son décollage.

Leurs arguments? Le fait que le groupe EI n'a encore jamais faussement revendiqué un attentat. Qu'il aurait d'ailleurs plus à perdre qu'à gagner à «signer» frauduleusement une attaque, car il risquerait d'y miner sa crédibilité.

Les djihadistes du Sinaï ont accès à bien des armes: des kalachnikovs, des lance-roquettes, des missiles sol-air pouvant atteindre une altitude de 4200 m. Mais pas à des missiles capables de toucher un avion qui a atteint 9000 m d'altitude, s'entendent aussi les experts, qui écartent l'hypothèse d'un tir de missile.

Reste la possibilité d'une fulgurante défaillance technique. La femme du pilote du vol KGL-9268 a confié à un journal russe que son mari s'était plaint de l'état de l'appareil. «Ne prenez jamais un vol nolisé russe», avertissait par ailleurs une commentatrice du journal russe Novaïa Gazeta, qui dénonçait le mauvais état de la flotte aérienne russe.

Mais tout ça, ce ne sont que des supputations. Les indices disponibles au moment d'écrire ces lignes ne permettent pas de comprendre pourquoi cet avion est soudainement tombé du ciel.

Reste à espérer que l'enquête, dirigée par deux pays qui ne sont pas précisément des champions de transparence (l'Égypte et la Russie), permettra d'éclaircir le mystère...

***

Si l'hypothèse d'un attentat se confirme, les djihadistes du Sinaï auront fait un coup double, en touchant d'une frappe deux ennemis: l'Égypte et la Russie.

Pourquoi l'Égypte? Parce que les groupes islamistes du Sinaï égyptien, région désertique enclavée entre la Méditerranée, la mer Rouge, le canal de Suez et la bande de Gaza, sont ouvertement en guerre contre le pouvoir égyptien depuis le coup d'État contre l'ancien président Mohamed Morsi.

Déshérité, longtemps ignoré par le Caire, le Sinaï est le lieu de tous les trafics: armes, drogues, traite humaine. Il y a un an, le principal mouvement djihadiste du Sinaï, autrefois allié à Al-Qaïda, a annoncé son adhésion à l'EI. Depuis, il a multiplié les attentats contre l'armée égyptienne.

Le 22 octobre, celle-ci a annoncé avoir pris le contrôle du nord du Sinaï, foyer de l'insurrection. Un attentat contre un avion qui survole ce territoire montrerait, preuves à l'appui, que les djihadistes du «Wilayat Sinai» (province du Sinaï) n'ont pas été mis hors d'état de nuire...

En même temps, la Russie est ciblée par l'EI depuis qu'elle a entrepris de bombarder la Syrie, il y a un mois. Ses frappes visent tous les ennemis de Bachar al-Assad - ce qui inclut l'EI, du moins théoriquement. Le message publié par l'EI, samedi, place clairement Moscou dans la ligne de mire des djihadistes. «Les soldats du califat ont réussi à provoquer l'écrasement d'un avion russe en Égypte. Sachez ô vous les Russes qu'il n'y a pas de place pour vous dans les pays musulmans, ni à terre ni dans le ciel...»

***

Pourquoi donc la Russie et l'Égypte rejettent-elles toutes deux avec une telle véhémence la thèse de l'attentat? Pour l'Égypte, c'est assez simple: en raison des conséquences catastrophiques sur son industrie touristique, déjà passablement écorchée, merci. Le week-end dernier, l'Égypte devait d'ailleurs présenter son nouveau plan touristique au World Travel Market, la grande foire de l'industrie touristique, à Londres. Inutile de dire que sa présentation a été annulée...

Et la Russie? Alain Rodier souligne que l'engagement militaire en Syrie a été vendu à la population russe comme une guerre à «zéro mort». Autrement dit, qu'il n'y aurait pas de pertes de vies russes, militaires ou civiles. Un éventuel attentat contre un avion russe fait voler cette illusion en éclats. Mais c'est à supposer que Vladimir Poutine se soucie minimalement de l'opinion de ses citoyens. Pas sûr.

Ce qui est prévisible, en revanche, c'est que si jamais l'hypothèse de l'attentat devait se confirmer, les brigades syriennes de l'EI finiront par goûter vraiment à la colère et aux bombes russes.