Toutes les deux heures, un désespéré meurt noyé dans la Méditerranée en essayant de rejoindre l'Europe.

Il s'agit, bien sûr, d'une moyenne. En réalité, les choses ne se passent pas comme ça.

En réalité, les choses se passent comme elles se sont passé le week-end dernier, quand un chalutier transportant des centaines de migrants a chaviré à une centaine de kilomètres au large de la Libye. La majorité de ses passagers avaient été enfermés dans des cales et n'ont pas eu l'ombre d'une chance de s'en sortir.

En 15 ans, au moins 22 000 personnes ont été ainsi avalées par la mer. Chaque année, leur nombre augmente. En 2014, ils ont été quatre fois plus nombreux qu'en 2013. Et six fois plus nombreux qu'en 2012.

L'année en cours promet de fracasser de nouveaux records. Depuis janvier, ces naufrages ont déjà fait plus de 1700 morts. C'est une hécatombe sans précédent. Dont l'ampleur est probablement sous-estimée: dans cette étendue d'eau de 2,5 millions de kilomètres carrés, combien de naufrages n'ont jamais été remarqués? Combien de victimes n'ont laissé aucune trace avant de sombrer?

Le chalutier qui a été englouti dans la nuit de samedi à dimanche transportait plus de 800 passagers. Arrêtez-vous un instant sur ce chiffre: 800 hommes, femmes et enfants, noyés pour avoir voulu une meilleure vie.

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En octobre 2013, le naufrage d'un de ces bateaux au large de l'île italienne de Lampedusa avait créé une commotion planétaire. Ce jour-là, 366 passagers, originaires pour la majorité de l'Érythrée, avaient été engloutis par la mer. Leurs cadavres, alignés dans le décor paradisiaque de Lampedusa, ont créé une de ces images après lesquelles on se dit: jamais plus.

L'Italie avait alors pris les grands moyens pour prévenir d'autres catastrophes. En un an, l'opération Mare Nostrum a permis de secourir quelque 150 000 migrants et d'arrêter 351 passeurs.

Mais Mare Nostrum coûtait cher. L'équivalent de 12 millions de dollars par mois, assumés essentiellement par Rome. Et puis, il y avait la crainte d'un phénomène «d'appel d'air»: ces secours organisés n'allaient-ils pas rendre la traversée trop facile? N'allaient-ils pas inciter plus de migrants à mettre le cap sur l'Europe?

Fin 2014, Mare Nostrum a été remplacée par l'opération Triton. Cette fois, l'effort était assumé par l'Union européenne. Sauf que l'accent était dorénavant mis sur la protection des frontières. Pas sur les opérations de secours.

Depuis, les catastrophes se multiplient. En moins de quatre mois, le nombre de victimes a dépassé celui du Titanic! Et ça continue...

Il fut une époque où l'on accueillait à bras ouverts d'autres réfugiés, venus d'autres mers. Je pense aux «boat people» qui fuyaient le Viêtnam ou le Cambodge.

Les réfugiés d'aujourd'hui fuient surtout la guerre civile syrienne et la dictature absurde qui s'abat sur l'Érythrée. En reportage à Lampedusa, en automne 2013, j'avais rencontré plusieurs Érythréens prêts à tout pour échapper à la contrainte d'un service militaire obligatoire jusqu'à l'âge de... 40 ans. Prêts à tout pour l'espoir d'une vie normale.

Ils avaient survécu au désert et au sadisme de leurs passeurs. Ils rêvaient d'aller vivre en Suède, en Norvège ou en Allemagne. Rien ne les aurait empêchés de braver les pires dangers pour poursuivre leur rêve.

Rien, sauf la perspective, aussi infime soit-elle, de rejoindre l'Europe en toute légalité, munis d'un visa en bonne et due forme.

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La guerre qui déchire la Syrie, les ravages du groupe État islamique, la contagion qu'il crée au Nigeria, en Somalie ou au Yémen - les raisons de fuir des pays ravagés se multiplient.

La déliquescence de la Libye, pays livré à des gangs criminels armés, augmente les risques de la grande traversée. Plus personne ne contrôle les 2000 km de côte libyenne sur la Méditerranée. Sauf des gens qui n'ont aucun scrupule à envoyer des centaines de migrants mourir en mer, après les avoir dépouillés de milliers de dollars.

De plus en plus d'analystes jugent que le seul moyen de leur couper l'herbe sous le pied, c'est encore d'ouvrir un chemin d'immigration régulier vers l'Europe.

«Il faut ouvrir de nouvelles voies d'immigration légale», plaide le directeur adjoint de l'agence Frontex, qui surveille les frontières européennes.

«L'Europe semble oublier qu'il y a 70 ans à peine, ce sont des Européens déracinés qui cherchaient à se protéger des guerres et de la pauvreté», écrit Eugenio Ambrosi, directeur du bureau européen de l'Organisation internationale des migrations (OIM).

En ce moment, seuls cinq pays de l'Union européenne, soit l'Italie, l'Allemagne, la France, la Suède et la Grande-Bretagne ont une véritable politique d'asile. Si l'Europe se dotait d'une politique migratoire commune, reconnaissant vraiment le droit d'asile, les désespérés qui fuient l'une ou l'autre des calamités du XXIe siècle auraient un guichet où présenter leur demande, et un espoir raisonnable que celle-ci soit traitée.

Ils seraient alors bien moins nombreux à se jeter à l'eau.

N'oublions pas qu'au-delà du bilan des noyés, il y a celui des rescapés: depuis le début de 2015, ils ont déjà été plus de 36 000 à rejoindre l'Europe. La majorité y restera. Aussi bien les accueillir légalement, et mettre fin au spectacle des naufrages et des indignations hypocrites qui les suivent.

Un spectacle qui est devenu moralement insupportable.