Au cours de la semaine qui a suivi l'assassinat de l'opposant Boris Nemtsov, les médias officiels russes, les responsables de l'enquête et le Kremlin lui-même ont fait circuler une série d'hypothèses sur l'éventuel mobile derrière ce meurtre.

Le coupable serait un islamiste fâché parce que Boris Nemtsov avait appuyé les caricaturistes de Charlie Hebdo, a supposé le représentant officiel du comité d'investigation, Vladimir Markin, quelques heures après le crime.

Quelques jours plus tard, Dimitri Peskov, porte-parole de Vladimir Poutine, décrivait le meurtre comme une «provocation» visant à déstabiliser la Russie. Traduction: d'autres opposants russes auraient décidé de sacrifier un des leurs pour plonger leur pays dans le chaos.

Le président de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, a laissé planer l'hypothèse d'un meurtre piloté par la CIA.

Le site lifenews.ru, proche du pouvoir, a cherché un mobile du côté de la vie amoureuse de Boris Nemtsov, qui aurait été assassiné par une femme qu'il avait forcée à avorter.

Finalement, le quotidien Izvestia a évoqué l'hypothèse d'un nationaliste ukrainien qui aurait discrètement manipulé les tueurs tchétchènes.

En une dizaine de jours, donc, la machine à rumeurs, alimentée par le Kremlin, a dirigé ses soupçons vers une amoureuse déçue, les méchants Ukrainiens, les méchants islamistes, la méchante CIA et les méchants démocrates russes.

La seule hypothèse qui a été écartée d'emblée, c'est celle d'une exécution politique motivée par le désir de se débarrasser d'un opposant de plus en plus encombrant. Et qui s'apprêtait à publier les preuves de la présence militaire russe parmi les combattants séparatistes de l'est de l'Ukraine...

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Finalement, c'est la piste tchétchène qui semble avoir remporté la faveur, avec l'inculpation de deux suspects originaires de cette république du Caucase. L'un des deux hommes, Zaour Dadaïev, ex-membre des forces spéciales prorusses en Tchétchénie, est déjà passé aux aveux. Au moment de sa comparution, il a pris soin de clamer son amour pour le prophète Mahomet - preuve indubitable d'un islamisme débridé...

La thèse d'un meurtre islamiste est très pratique pour le Kremlin. Les Tchétchènes sont déjà mal perçus par les Russes et la population n'aura pas de peine à croire qu'ils ont commis un autre méfait.

Le mobile imputé aux deux inculpés reste boiteux. À l'époque où Zaour Dadaïev combattait au sein d'un bataillon prorusse, il avait justement pour mandat de pourchasser les islamistes tchétchènes, rappelle Juliet Johnson, spécialiste de la Russie à l'Université McGill.

Et puis, si Boris Nemtsov a effectivement défendu le droit de publier des caricatures de Mahomet, après la tuerie parisienne, il l'a fait avec respect, sans une ombre d'islamophobie. «Si quelqu'un voulait tuer pour défendre l'islam et protester contre Charlie Hebdo, le nom de Nemtsov aurait été loin, loin sur sa liste», assure la politologue.

Les autres thèses évoquées ne tiennent pas davantage la route, à commencer par le meurtre entre dissidents, qui relèverait d'un acte suicidaire, Nemtsov ayant été l'une des rares figures capables de rallier les divers courants d'une opposition fragile et morcelée.

Cela n'exclut pas que Zaour Dadaïev ait pu tirer les coups de feu qui ont tué Nemtsov, un vendredi soir de février, à deux pas du Kremlin. Le problème, c'est qu'on ne le saura probablement jamais avec certitude. Tout comme on risque d'ignorer l'identité de la personne qui a organisé cette exécution.

À preuve, les autres assassinats politiques qui ont marqué le règne de Vladimir Poutine, depuis son accession au pouvoir, il y a 15 ans.

Ce sont deux néonazis qui ont payé pour le meurtre de Stanislav Markelov, défenseur des droits civiques abattu en janvier 2009, à Moscou. Quant au meurtre de Natalia Estemirova, militante pour les droits de la personne en Tchétchénie, il n'a tout simplement jamais été résolu.

La responsabilité du meurtre de la journaliste Anna Politkovskaïa a été attribuée au Tchétchène Roustam Makhmoudov, à ses frères et à son oncle. Mais le véritable commanditaire de l'assassinat n'a jamais été identifié.

Le président Kadyrov serait-il l'homme derrière certaines «éliminations» des plus virulents critiques du Kremlin - avec ou sans l'accord de Vladimir Poutine? Ce n'est pas impossible, vu le lien qui lie les deux hommes.

C'est Poutine lui-même qui l'a placé à la tête de la Tchétchénie. Kadyrov lui doit le pouvoir. Mais Poutine est redevable au président tchétchène pour l'ordre qu'il a ramené dans cette république rebelle.

Encore une fois, ce ne sont que des conjectures. Quel que soit le résultat de l'enquête, une seule chose est certaine: en mélangeant les pistes, en écartant les plus probables et en laissant planer les thèses les plus farfelues, le Kremlin cherche davantage à noyer la vérité qu'à la trouver.

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Au cours des derniers jours, Vladimir Poutine a distribué quelques «médailles d'honneur» à des hommes jugés remarquables. Le président tchétchène Ramzan Kadyrov vient d'être honoré pour ses «réalisations exceptionnelles».

Andreï Lougovoï, principal suspect du meurtre d'un autre ennemi du Kremlin, Alexandre Litvinenko, mort en 2006 d'un empoisonnement au polonium, vient d'être honoré pour «services rendus à la nation».

Zaour Dadaïev, premier accusé du meurtre de Boris Nemtsov, a lui-même reçu l'ordre du courage il y a tout juste cinq ans.