Oubliez les cellules dormantes, les camps d'entraînement et les chaînes de commandement hiérarchique. Les nouveaux leaders djihadistes misent plutôt sur des gars paumés et isolés, qui tombent dans l'extrémisme tout seuls devant un écran d'ordinateur.

Des gars comme Michael Zehaf Bibeau ou Martin Couture-Rouleau, auteurs des fusillades mortelles de la semaine dernière, à Ottawa et à Saint-Jean-sur-Richelieu. Et qui agissent un peu comme des «entrepreneurs indépendants» du terrorisme, selon les mots de Samir Amghar, spécialiste de l'islamisme radical.

Auteur de l'essai Le salafisme d'aujourd'hui, fruit d'une enquête dans les milieux radicaux, Samir Amghar constate que les méthodes d'endoctrinement djihadiste ont changé depuis l'âge d'or d'Al-Qaïda. Une nouvelle génération a pris, aujourd'hui, les commandes du djihad global. Une génération déçue par Oussama ben Laden et qui estime qu'avec ses méga-attentats, Al-Qaïda a un peu raté son coup. D'autant plus que les services secrets des puissances occidentales ont appris à déjouer les complots terroristes. D'où un changement radical de stratégie.

Aujourd'hui, l'appel au djihad passe par les réseaux sociaux et par une puissante propagande diffusée sur l'internet. Une propagande qui carbure aux slogans populistes et à la «mise en scène de la douleur des musulmans». Le message, grossièrement résumé, se lit comme suit: voyez ces photos d'enfants syriens assassinés, c'est la preuve que le monde va mal, l'islam réglera tout ça...

Les néo-terroristes qui répondent à ce genre d'appel ne rendent de comptes à personne et ne reçoivent aucune formation. «Al-Qaïda faisait appel à des professionnels du djihad, des hommes qui savaient manier des armes et fabriquer une bombe. Aujourd'hui, on a affaire à des amateurs», dit Samir Amghar.

Ces terroristes improvisés font forcément moins de dégâts que leurs prédécesseurs. Mais ils sont aussi beaucoup plus difficiles à déceler. Et donc à neutraliser.

Stratégiquement, ces djihadistes modernes empruntent un peu aux mouvements anarchistes de la fin du XIXe siècle. «Ils ne sont pas idiots, ils savent bien qu'ils ne vont pas infléchir la politique canadienne. Leur objectif, c'est de faire parler d'eux et de montrer leur puissance.»

Selon Samir Amghar, les propagandistes de l'islam radical souhaitent carrément qu'en réaction à des attentats épars et imprévisibles, les gouvernements occidentaux resserrent les mesures de sécurité, quitte à aliéner davantage les communautés musulmanes - ce qui crée un formidable terreau de radicalisation.

En d'autres mots, chaque fois qu'un de ces «loups solitaires» dégaine son arme, le mouvement djihadiste fait un coup double: il attire ceux qui sont séduits par sa puissance, et ceux qui risquent d'être touchés par l'exclusion qui s'en suivra.

Par définition, les loups solitaires agissent seuls dans leur coin. Mais en même temps, ils puisent dans un kit idéologique commun. Une sorte de buffet ouvert d'arguments et d'images-chocs qui justifiera un éventuel passage à l'acte.

Mais qui sont-ils donc, ces gars qui s'approprient cette soupe idéologique au point de franchir le pas entre le fantasme de violence et la réalité? Deux chercheurs, Mark Hamm, de l'Université d'État de l'Indiana, et Ramon Spaaij, de l'Université Victoria, en Australie, ont scruté le parcours de 83 auteurs d'actes terroristes commis en solo, aux États-Unis, depuis les années 40.

«Leurs motivations ont évolué au fil des ans, elles reflètent les grands conflits sociaux de l'heure», dit Mark Hamm.

Autrement dit, ils n'ont pas toujours agi au nom d'Allah, mais empruntaient aux idéologies qui avaient cours à leurs époques respectives: la cause palestinienne, le racisme, le mouvement anti-avortement. Et plus récemment, l'islamisme.

Autres idéologies, mêmes fêlures personnelles? Jusqu'à un certain point, oui. L'étude démontre par exemple que 40% des «loups solitaires» souffraient d'un problème psychiatrique dûment diagnostiqué. Qu'un bon nombre avaient également un problème de toxicomanie. Que plus de trois sur quatre ont annoncé leurs intentions par des courriels, des messages texte ou sur Facebook. Et qu'une forte majorité ne sont passés à l'acte qu'après un élément déclencheur. 

«Comme une perte d'emploi, une séparation ou... un refus de passeport», cite Mark Hamm.

Selon lui, les «loups solitaires» ont surtout en commun leur ego blessé. «Ce sont des narcissiques qui ont vécu un échec après l'autre, une déception après l'autre, et qui cherchent une reconnaissance sociale.»

S'agit-il donc de fous ou de dangereux terroristes, comme on le demande un peu partout depuis les attaques de la semaine dernière?

En fait, constatent les spécialistes, l'un n'exclut pas l'autre. Et ces deux réalités - extrême fragilité psychologique et adhésion à une violence idéologique - se superposent et se nourrissent mutuellement, jusqu'à l'explosion fatale.

+ Pour joindre notre chroniqueuse: agruda@lapresse.ca