C'était le 3 octobre 2013. Ce jour-là, un bateau transportant près d'un demi-millier de réfugiés de la mer a pris feu, avant de chavirer au large de l'île italienne de Lampedusa.

Le naufrage a fait 360 morts, dont les cadavres ont été progressivement repêchés de la Méditerranée. Les images choquantes des dizaines de corps disposés en rangées sur cette île paisible du bout de l'Italie ont provoqué une vague d'indignation internationale.

C'était l'une des pires tragédies maritimes à survenir à quelques milles marins des côtes de l'Europe. Le haut-le-coeur était généralisé: il fallait mettre fin au carnage, empêcher la mer d'avaler d'autres malheureux...

L'histoire qui suit, elle, s'est passée il y a une semaine, quand un bateau transportant quelque 500 passagers clandestins vers l'Europe a sombré en mer, ne laissant qu'une dizaine de survivants.

Selon leurs témoignages, le bateau a été délibérément coulé par les passeurs, quand leurs clients ont refusé d'être transférés dans un rafiot qui ne leur inspirait aucune confiance. Les passeurs auraient ri pendant que les réfugiés se noyaient sous leurs yeux.

Une enquête devra déterminer s'il s'agit bel et bien d'un massacre. Mais qu'il s'agisse d'assassinat ou d'accident, cette catastrophe est d'ores et déjà la plus meurtrière jamais recensée par l'Organisation internationale pour les migrations (OIM).

Pire: ce naufrage survient au milieu d'une année record. Jamais autant de désespérés n'ont tenté cette dangereuse traversée. Et jamais autant n'y ont laissé leur peau.

Plus de 100 000 réfugiés ont atteint les côtes de l'Italie en 2014, contre 45 000 durant toute l'année précédente.

Et au moins 2900 ont déjà péri en mer, contre 700 en 2013.

Jamais la Méditerranée n'aura autant mérité son surnom de cimetière marin. Avec, comme point culminant, ce tout dernier naufrage.

Pourtant, celui-ci n'a pas soulevé l'indignation de l'an dernier. Est-ce parce que cette fois, il n'y a pas eu d'images-chocs? Parce que les corps ont tous coulé sans laisser de traces? Ou est-ce par lassitude devant ces hécatombes à répétition?

Sans doute un peu pour toutes ces raisons, la nouvelle de la semaine dernière a fait, pardonnez la métaphore, relativement peu de vagues.

Selon les estimations de l'OIM, parmi les victimes de cette nouvelle tragédie, il y avait au moins une centaine d'enfants. Comme ces trois bambins qui s'étaient accrochés à la bouée de sauvetage d'une jeune Syrienne ayant fui la guerre en compagnie de son fiancé. Ce dernier s'est noyé, et deux des enfants ont fini par disparaître sous l'eau, eux aussi. La jeune femme a fini par être miraculeusement rescapée, avec une fillette de 2 ans.

Comme elle, chacune des 500 personnes qui avaient entrepris cette périlleuse traversée fuyait une situation intenable. Chacune avait un nom, une histoire et des rêves, avant d'être engloutie dans une compilation anonyme.

On n'entreprend pas un tel voyage par caprice. Les gens qui se lancent à l'eau, après avoir graissé la patte d'un passeur, le font parce qu'ils n'ont pas d'autre choix.

C'est peut-être une évidence, mais si le nombre de réfugiés de la mer a tant augmenté, c'est parce que la planète ne tourne pas très rond, que les crises se multiplient, que les conflits s'exacerbent. Et si la route de la Méditerranée est aussi fréquentée, c'est parce que la Libye, avec ses 2000 kilomètres de côte, s'enfonce de plus en plus dans le chaos. L'État en ruines a cédé la place à des milices qui contrôlent les routes des migrations, et exploitent outrageusement les réfugiés.

La plupart de ceux qui se lancent à la mer viennent de pays en guerre ou écrasés par des dictatures: Syrie, Érythrée, Soudan. Il n'y a pas 36 000 façons de les empêcher de mourir en mer. Il faut investir dans les patrouilles de sauvetage. Et ouvrir d'autres voies de fuite, moins périlleuses.

L'an dernier, après la tragédie de Lampedusa, l'Italie a mis au point l'opération Mare Nostrum qui a déjà permis de secourir 70 000 de ces désespérés. C'est énorme. Mais ça coûte cher: plus de 13 millions de dollars par mois, que l'Italie assume toute seule, même si les réfugiés finissent par aboutir ailleurs en Europe.

L'Italie s'essouffle et Mare Nostrum sera vraisemblablement mise en rade avant la fin de l'année. L'Union européenne compte la remplacer par une autre formule, relevant cette fois de sa police des frontières, Frontex.

Benjamin Ward, responsable des questions des migrations pour Human Rights Watch, a des doutes sur ce changement de cap. Notamment parce que Frontex se limiterait à inspecter les eaux européennes, alors que la majorité des naufrages surviennent en eaux internationales.

Des critiques estiment que Mare Nostrum a eu un effet pervers en attirant plus de gens à traverser la Méditerranée, avec un faux sentiment de sécurité.

Benjamin Ward en doute: «Cet argument ignore le fait que la plupart des gens fuient pour sauver leur vie, ils ne peuvent pas être encouragés ou découragés.»

Et puis, demande-t-il, la réponse correcte serait de laisser les réfugiés mourir, pour envoyer un message à ceux qui auraient envie de les imiter? C'est la logique de l'inhumanité...

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Alors, on fait quoi pour mettre fin à ce carnage maritime? Selon Christiane Berthiaume, porte-parole de l'OIM, il faut aider l'Italie à financer les secours en mer, traquer impitoyablement les passeurs, mais aussi, surtout, ouvrir des voies légales d'émigration vers l'Europe.

C'est aussi la position défendue par Amnistie internationale et même par Cecilia Malmstrom, commissaire chargée des Affaires intérieures au sein de la Commission européenne.

«Il n'y a actuellement aucun moyen d'entrer légalement en Europe», renchérit Benjamin Ward.

Les réfugiés de la mer ne sont pas suicidaires. S'ils pouvaient frapper à des portes ne serait-ce qu'entrouvertes, s'ils pouvaient espérer trouver asile par des moyens légaux, ils seraient moins tentés de monter sur ces rafiots de la mort.