Dans un livre qui a fait grand bruit au moment de sa parution, en 1910, l'essayiste Norman Angell annonçait ni plus ni moins que la fin de la guerre.

Ou plutôt: la fin de toutes les guerres, rendues obsolètes, selon lui, par l'interdépendance des États, phénomène marquant de ce début de 20e siècle. Tous les pays étant de plus en plus liés à leurs voisins, les conflits armés ne pouvaient que nuire à tout le monde, constatait l'auteur de La Grande Illusion. Irrationnelles, contreproductives, les guerres étaient forcément vouées à la disparition.

Avec son million d'exemplaires, le livre a été un best-seller international. Mais la thèse défendue avec un bel optimisme par son auteur n'allait pas tarder à voler en éclats.

Un jour de juin 1914, un nationaliste serbe a abattu l'héritier du trône autrichien, à Sarajevo, enclenchant une série de réactions en chaîne qui ont conduit à ce que l'on sait: une guerre globale et meurtrière, qui a dévasté l'Europe, décimé une génération d'hommes et semé 9 millions de morts sur son passage.

Une guerre qui allait planter les graines de la suivante, encore plus terrible. Et dont la genèse alimente toujours la polémique entre historiens.

L'engrenage mis en place par l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand était-il une fatalité? S'agissait-il d'un engrenage, ce qui suggère une mécanique inaltérable, un bolide lancé à toute vitesse que plus personne ne peut arrêter?

Ou bien des actions individuelles additionnées ont-elles poussé le bolide sur sa route suicidaire? Qui donc est le grand responsable de cette folie? Encore récemment, des historiens en ont débattu lors d'une conférence à Montréal.

Comment en est-on arrivés là, contre toute logique? Quelle leçon peut-on tirer, un siècle après le début de ce grand massacre?

«Norman Angell croyait que les guerres n'avaient plus de sens rationnellement, mais il y a des choses plus importantes que la rationalité», observe l'historien Carl Bouchard, de l'Université de Montréal.

Et parmi ces phénomènes plus forts que la raison, il y a l'appel à la défense de la nation qui, constate l'historien, «aura toujours plus d'écho que le pacifisme.»

L'autre leçon, c'est que tout peut toujours basculer, au moment même où l'on est convaincu que le monde ne changera jamais. Dans Le monde d'hier, son récit autobiographique, l'écrivain autrichien Stefan Zweig résume l'univers dans lequel il a vécu jusqu'à l'été 1914 comme «l'âge d'or de la sécurité.» Des années d'une grande insouciance où la planète semblait suivre sans embûche la route du progrès.

Puis, l'espace d'un été, tout s'est embrasé. «La crise de 1914 constitue une mise en garde contre le fait que la politique internationale peut à tout moment gravement déraper et que cela peut se produire très vite, avec des conséquences terribles», écrit le grand spécialiste de ce conflit, Christopher Clark.

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Faut-il en conclure que la menace de la grande déflagration pèse aussi sur notre monde et nos certitudes, 100 ans après celle de 1914?

Depuis la chute de l'ex-président Viktor Ianoukovitch, en février, les nouvelles venant de l'Ukraine se font chaque jour plus inquiétantes. Annexion territoriale sur fond de confrontation entre la Russie et l'Occident, incursions russes dans l'est de l'Ukraine où deux provinces ont proclamé leur indépendance, et où les affrontements militaires deviennent de plus en plus meurtriers...

L'histoire est-elle en train de bégayer? La mise en garde dont parle Christopher Clark vaut-elle pour nous, aujourd'hui?

Selon les historiens, la réponse est à la fois: oui et non. Certaines similitudes sont frappantes. La Russie estime que la Crimée lui appartient, tout comme l'Allemagne s'était appropriée l'Alsace et la Lorraine, note Carl Bouchard. L'expansion de l'OTAN insécurise Moscou, tout comme la «triple entente» de l'époque, entre France, Angleterre et Russie, insécurisait l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie.

Mais pour Carl Bouchard, ce n'est pas tant cette configuration d'alliances militaires qui fait écho aujourd'hui, comme le sentiment d'humiliation d'une puissance qui ne se sent pas traitée à sa juste valeur. Et qui bombe le torse pour retrouver sa stature. L'Allemagne et l'empire austro-hongrois en 1914. La Russie aujourd'hui.

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L'historien français Frédéric Guelton a passé les dernières années le nez collé sur les quatre années de la Grande Guerre: il était consultant pour la production d'Apocalypse, Première Guerre mondiale, cette magistrale reconstitution du conflit diffusée récemment sur TV5.

Il a été frappé, lui aussi, par certaines ressemblances, plus psychologiques que géopolitiques. Principale similitude entre 1914 et 2014? À l'époque comme aujourd'hui, «les dirigeants accusent une ou deux générations de retard dans le regard qu'ils portent sur l'actualité.»

Ainsi, quand l'Autriche-Hongrie décide de châtier la Serbie pour l'assassinat de l'archiduc, elle agit comme un empire qui punit son «vassal», dit Frédéric Guelton. «C'étaient des dirigeants de 60 ans qui regardaient la réalité avec des filtres d'il y a 40 ans, ils n'avaient pas compris que le monde avait changé.»

Et aujourd'hui? «Quand les États-Unis, l'Europe et le Canada parlent de la Russie, ils utilisent un vocabulaire de la guerre froide, comme s'il s'agissait encore de l'URSS. On plaque une formation intellectuelle d'il y a 40 ans sur les évènements d'aujourd'hui.»

Et puis, tout comme il y a 100 ans, les États justifient leurs actions en dépeignant l'Autre comme le mal incarné. «Hier, on diabolisait les Allemands. Aujourd'hui, ce sont les Russes.» Toujours le même refus de se mettre à la place de celui qui devient de plus en plus notre ennemi.

Avant la Première Guerre mondiale, l'Allemagne contrôlait ce qu'on appelait alors la «Mitteleuropa», l'Europe centrale. Des menaces périphériques ont éveillé son inquiétude. «Quand on regarde les bases de l'OTAN autour de la Russie, on peut se demander: mais qu'est-ce qu'elles font là? Qu'est-ce que je ressentirais si j'étais russe?»

À tort ou à raison, l'Allemagne et la Russie se sont senties menacées, à un siècle d'écart. «Et la peur a une place importante dans le déclenchement des conflits», note Frédéric Guelton.

Dans son plus récent livre, Les Somnambules, l'historien Christopher Clark trace lui aussi quelques parallèles. La crise de 1914 a été d'une «modernité brutale», écrit-il. Après tout, elle a commencé avec un groupe de tueurs kamikazes «mûs par le culte du sacrifice, de la mort et de la vengeance.» Ce qui n'est pas sans rappeler un certain 11 septembre...

Et puis, «la fin de la guerre froide a mis à bas un monde bipolaire garantissant la stabilité du monde, aujourd'hui remplacé par un panel de forces plus complexes et plus imprévisibles» ou se côtoient empires en déclin et pouvoirs émergents. Ça aussi, ça ressemble au climat du début du 20e siècle.

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Mais il y a aussi des différences. Les grandes nations ne sont pas aussi insouciantes qu'en 1914, souligne Frédéric Guelton. Et les gouvernements ont des comptes à rendre à leurs peuples respectifs.

Selon Carl Bouchard, c'est d'ailleurs l'un des legs du carnage de 14-18: l'idée que les populations ont le droit de protester contre les guerres, de les rejeter comme illégitimes. L'idée que dorénavant, il faut chercher un appui public avant de lancer la machine.

Mais aussi, le monde s'est doté, dans la foulée du grand massacre du début du 20e siècle, de mécanismes pour désamorcer les conflits entre États.

Ces mécanismes sont bien imparfaits. Mais ils existent. Sauront-ils prévenir de nouvelles conflagrations?

Les historiens regardent dans le rétroviseur. Ils ne connaissent évidemment pas l'avenir. Mais ils savent que l'Histoire se tisse maille par maille, à travers de petits et grands gestes qui auraient pu ne pas avoir lieu. Comme le résume Frédéric Guelton: «Tant qu'une guerre n'a pas éclaté, elle peut être arrêtée...»

Un constat qui vaut pour toutes les époques. Et pour toutes les guerres.