Quand on leur demande quelle équipe ils aimeraient voir perdre pendant la Coupe du monde de soccer qui commence aujourd'hui, au Brésil, les habitants de ce pays nomment d'abord l'Argentine. Et tout de suite après... le Brésil.

Mesuré par un sondage dont les résultats ont été publiés lundi, ce niveau de rejet pour l'équipe nationale est sidérant, dit le journaliste américain Larry Rohter, qui a vécu 14 ans au Brésil. Et c'est encore plus vrai venant d'un pays qui a le ballon rond dans le sang.

Au coeur du mécontentement: une facture exorbitante, dans un pays aux prises avec une liste infinie de besoins fondamentaux toujours insatisfaits.

Auteur de Brazil On The Rise, Larry Rohter a couvert les manifestations anti-Mondial de l'été dernier. Il a été frappé par une affiche qui résume, selon lui, les raisons de la fronde. «Elle disait: si votre enfant est malade, amenez-le donc dans un stade...»

Au cours des derniers mois, les murs de Rio et de São Paulo ont été recouverts d'oeuvres murales qui déclinent ce thème à différentes sauces. La plus saisissante montre un enfant pleurant de faim devant une assiette au milieu de laquelle trône un ballon de foot. «Tant de choses ne vont pas bien au Brésil qu'on ne sait plus par où commencer», a dit son auteur, le graffiteur Paulo Ito.

Avec des dépenses dépassant 12 milliards de dollars, contre moins de 4 milliards pour le Mondial sud-africain de 2010, cette Coupe du monde a décidément un goût amer.

Ce n'est pas la première fois que le coût d'une manifestation sportive internationale prête à controverse. Et les critiques sont d'autant plus fortes quand la compétition se tient dans un pays en voie de développement, rappelle Yann Roche, coauteur de l'essai Géopolitique de la Coupe du monde 2010.

Mais selon ce géographe québécois, la contestation actuelle est d'une intensité sans précédent. Il y a eu des manifestations d'enseignants, de policiers, d'employés des transports, d'autochtones et de sans-abri, dénonçant leurs bas salaires ou leurs piètres conditions de vie.

Mais le mouvement anti-Coupe a aussi reçu l'appui de voix fortes et parfois surprenantes. Celle de l'ex-joueur Romario, devenu député. Celle de l'écrivain Paulo Coelho, qui refuse d'assister à un seul match de la Coupe, tant il est dégoûté par le délabrement des écoles et des hôpitaux.

Même le mannequin-vedette Fernanda Lima, pourtant ambassadrice du Mondial, a dénoncé «la corruption, la désorganisation des autorités, et la honte qui tient lieu de système de santé.»

Ce rejet est généralisé. Plus de 60% des Brésiliens croient que la Coupe sera mauvaise pour l'économie du pays. Près de 40% croient qu'elle nuira à l'image du Brésil. Pendant ce temps, l'appui au gouvernement fond à vue d'oeil. Il y a un an, la moitié des Brésiliens étaient insatisfaits de leurs dirigeants. Aujourd'hui, ils sont 72%.

Jusqu'à un certain point, le Brésil est ici un peu victime de ses succès. Au cours de la dernière décennie, ce pays champion des inégalités a réussi à aplanir les écarts entre les riches et les pauvres. Grâce aux politiques de l'ex-président Lula, 50 millions de Brésiliens ont pu s'extirper de l'extrême pauvreté. Le niveau d'analphabétisme a considérablement baissé, la population universitaire a doublé...

«Avec toutes ces réussites, le gouvernement s'attendait à ce que la population soit reconnaissante», dit Larry Rohter.

Sauf que les Brésiliens ont de nouvelles ambitions. Et que les classes moyennes issues de ces progrès veulent des services adéquats, de la transparence, de l'intégrité. «Les gens en ont assez de voir se perpétuer les mêmes dynasties familiales corrompues.»

Sortis de la misère, de nombreux Brésiliens ont commencé à payer des impôts, et se sentent davantage concernés par les dépenses publiques, souligne le politologue Alfredo Valladao, dans une entrevue au Monde.

Or, à ce chapitre, l'organisation du Mondial a été une catastrophe. Les coûts des travaux nécessaires à l'aménagement de 12 stades (alors que la FIFA n'en demandait que 8) ont explosé d'une façon indécente, notamment à cause des retards monstrueux dans l'exécution des projets.

Tandis que la croissance économique brésilienne s'essouffle, le Mondial 2014 suscite non seulement des critiques, mais aussi de l'anxiété. «Mes amis brésiliens croisent les doigts pour que le stade Maracana, à Rio, ne soit pas victime d'une panne de courant en plein match», confie Larry Rohter.

Quand il a décroché la présentation de la Coupe du monde de soccer, il y a sept ans, l'ex-président Lula y avait vu une occasion de débarrasser son pays du statut de nation émergente pour le faire entrer de plain-pied dans le «premier monde.»

Mais ce qui devait être un tremplin définitif vers le monde industrialisé est en voie de se transformer en une Coupe de la honte.