Kramatorsk, Horlivka, Artemivsk, Mariupol, Droujkivka... En une semaine, une dizaine de villes de la province ukrainienne de Donetsk sont tombées sous le contrôle de militants pro- russes qui ont progressivement pris d'assaut les immeubles de l'administration locale ou les quartiers généraux de la police - quand ce n'est pas les deux à la fois.

Il ne s'agit pas de n'importe quelles villes: en fait, toutes les municipalités importantes et moyennement importantes de cette région d'Ukraine orientale échappent dorénavant au contrôle de Kiev.

Il ne s'agit pas non plus de n'importe quelle province: avec ses 4,5 millions d'habitants, ses mines et ses usines métallurgiques, la province de Donetsk, c'est le coeur économique de l'Ukraine, sa principale source d'exportation, dont les revenus alimentent tout le pays.

Et enfin, il ne s'agit pas de n'importe quels militants. Une vidéo captée samedi dernier à Kramatorsk montre une vingtaine d'hommes en tenue de camouflage et gilets pare-balles, armés de fusils automatiques, tirer en l'air en lançant l'assaut contre l'immeuble abritant le siège de la police.

Ils n'affichent aucun insigne, aucune marque d'appartenance, agissent avec célérité et se fraient rapidement un chemin vers le bâtiment. Les policiers ukrainiens essaient de les convaincre de stopper leur avancée. L'un d'entre eux rassure les assaillants. «Nous sommes avec la Russie!»

Une autre vidéo, tournée à Horlivka, montre l'un des nouveaux patrons du quartier général de la police qui s'adresse aux agents en uniformes bleu marine.

«Je suis le lieutenant-colonel Aleksander Sloujenko», déclare-t-il. Lieutenant-colonel de quoi? demande l'un des policiers. Russe, résume l'homme de haut rang...

En une semaine, la crise ukrainienne vient d'atteindre un nouveau point de bascule. Et le scénario qui se déroule dans la région de Donetsk ressemble à s'y méprendre aux évènements qui ont conduit à l'annexion de la Crimée, il y a moins d'un mois.

Les Ukrainiens ont donné un nom à ces brigades d'assaut qui se sont répandues dans l'est du pays: ils les appellent les «hommes verts». Tout indique qu'il s'agit en fait, comme en Crimée, d'escouades des forces spéciales russes qui s'assurent de prendre le contrôle des lieux et qui passent ensuite le relais à des militants pro-russes locaux chargés de maintenir l'état de siège, estime Dominique Arel, spécialiste de l'Ukraine à l'Université d'Ottawa.

Le vice-chancelier allemand Sigmar Gabriel et le ministre britannique des Affaires étrangères William Hague partagent cette analyse.

Partout, les nouveaux patrons formulent la même demande: un référendum où les électeurs auraient le choix entre une plus grande autonomie ou un rattachement à la Russie. Là encore, c'est la répétition du scénario qui a été utilisé en Crimée et qui vise à légitimer l'annexion.

Le mouvement pro-russe jouit d'un certain soutien dans l'est de l'Ukraine, reconnaît Dominique Arel. Mais jusqu'à maintenant, les élites politiques de l'est n'ont pas approuvé ce grand chambardement et essaient, tant bien que mal, de défendre l'intégrité territoriale de l'Ukraine.

Mais le vent souffle en sens inverse. Des affrontements violents éclatent sporadiquement dans l'autre grande région d'Ukraine orientale, celle de Kharkiv - coeur de l'industrie militaire. Et la ville de Lougansk, frontalière de la Russie, est elle aussi en voie de basculer du côté pro-russe.

C'est tout un pan de pays, abritant une population équivalente à celle du Québec, qui pourrait le cas échéant être absorbé par son ambitieux voisin.

Selon l'OTAN, 40 000 soldats russes sont stationnés à la frontière ukrainienne. Ils limitent les options des dirigeants de Kiev.

S'ils répondent à cette entreprise de dépeçage par les armes, ils risquent de provoquer soit une invasion, soit une guerre civile. Or, la loyauté de leurs propres troupes ne leur est pas acquise: les soldats ukrainiens pourraient refuser de tirer sur des compatriotes.

Des milices formées à la hâte, comme l'a suggéré le ministre ukrainien de l'Intérieur Arsen Avakov, ne feraient jamais le poids devant l'armée russe.

Hier, le président Oleksandr Tourtchynov a appelé les Casques bleus de l'ONU à la rescousse. Mais pour qu'ils soient déployés en Ukraine, il faudrait l'accord du Conseil de sécurité - donc celui de la Russie. On oublie ça.

Autre méthode «douce» mise de l'avant par le président Tourtchynov: il a promis de soumettre les velléités d'autonomie des Ukrainiens de l'Est à un référendum national plutôt qu'à des pseudo-consultations régionales. Les chances que ce stratagème soit accepté sont proches du zéro absolu.

Finalement, la Russie semble engagée dans une course contre la montre pour déstabiliser, voire démembrer l'Ukraine avant l'élection présidentielle du 25 mai - qui allait consacrer le changement de cap à Kiev.

Et comme aucune puissance occidentale ne brûle d'envie d'en découdre militairement avec Moscou, l'Ukraine est complètement piégée. Le gouvernement ukrainien ne dispose tout simplement d'aucune bonne solution, résumait hier le correspondant à Moscou du magazine Time, Simon Shuster. C'est l'impasse.